.5 – Mochè le bouquiniste

En arrivant chez Mochè, à « la Nef des Fous », immédiatement Bor est submergé par cette bonne odeur de vieux livres, cette bonne vieille odeur d’autrefois, l’odeur des armoires de Noémie sa grand-mère. Une poignante fragrance de papiers, de poussières qui s’étale en nappes épaisses dans l’atmosphère de la pièce.

Moché est derrière une grande table, son bureau, recouverte, bourrée, hérissée de piles hélicoïdales de livres. Un livre à la main qu’il brandit amoureusement, il converse avec une cliente, elle boit ses paroles. En voyant Bor rentrer, Moché lui fait un signe amical, tout sourire. Mochè est un petit homme sec, légèrement vouté. Sur son visage anguleux, parade un nez pointu aux larges narines. Des petites lunettes rondes d’intellectuel cerclent ses yeux perçants. Moché est un véritable catalogue vivant, capable d’enregistrer et de retrouver les références d’un nombre incommensurable de livres. Dans le quartier on ne le désigne guère que par son prénom Mochè, voire pour les familiers Momo.

Sa fabuleuse petite boutique, une antre du savoir, une caverne de culture, un repaire de connaissances, mais petite, si petite cette boutique. Elle s’étire en un long couloir, le plafond strié par une charpente de Fines poutres. Sur les murs, partout, des posters incitant à la lecture tapissent la pièce principale. Un d’entre eux, attire particulièrement le regard, il est judicieusement placé au-dessus de la tête de Moché, il stipule en lettres grasses énormes sur fond rose : « Êtes-vous livre ce soir ? » Sur les étagères en bois vermoulues des centaines de livres alignés, sur le sol des amoncèlements de revues et de journaux, ici des empilements, là-bas des entassements, ailleurs des tas. Un méli-mélo de littérature pêle-mêle, une caverne d’Ali Baba de recueils, de fascicules, d’écrits, de volumes, de manuscrits. Un vaste fatras sur lequel vogue allègrement Mochè.

D’un mouvement vif, il part dans son arrière-boutique. Après quelques minutes il revient l’objet de sa recherche au bout des mains, le regard victorieux. Il le donne à sa cliente qui le feuillette avec avidité. Pendant ce temps, il vient embrasser Bor, heureux de le revoir. Bor a juste le temps de lui montrer son plaisir des retrouvailles et de lui dire, rapidement, l’objet de sa quête sur les corvidés.



Cette requête a un effet immédiat, et déclenche chez Mochè une onde de bonheur. Il se met à déclamer dans son magasin et débite un cours, comme voilà trente ans, lorsqu’il planchait devant un amphithéâtre d’étudiants : « – Les corvidés, corvidae, du latin Corvus qui signiFie la malédiction est un genre d’oiseau qui comprend une cinquantaine d’espèces connues sous leur nom vernaculaire de corbeau, corneille, freux, choucas, etc. Le terme « corbeau » est usuellement utilisé pour désigner les espèces du genre lorsqu’on ne sait pas les identiFier précisément. Proportionnellement à leur masse corporelle, les corvidés sont les oiseaux qui possèdent le plus grand cerveau. Ils se signalent par certains comportements particulièrement intelligents. Oiseau prophétique, le corbeau est un symbole qui apparaît dans toutes les mythologies et plus particulièrement dans la mythologie scandinave. ».

On sent que ces prolégomènes de Mochè, ne sont qu’une introduction à un savoir important et surement complet concernant le sujet actuel : « Corvus ». Il s’arrête pourtant, fait une pause, se redresse, bombe le torse et, tel un dieu nordique, une main sur l’épaule, il dit calmement :  » – Odin, roi des dieux, était aussi puissant qu’inquiétant. Dans sa représentation, deux corbeaux sont perchés sur son siège. L’un est Hugin « l’esprit », l’autre Munnin « la mémoire ». Deux loups se trouvent également près du dieu. Les deux corbeaux symbolisent le principe de création, tandis que les loups représentent le principe de destruction. Amen ! »

À ce moment, c’est un autre homme: il narre en gesticulant de tout son corps, vibrant chaque instant de son exposé. Puis il part d’un grand éclat de rire, un rire immense, communicatif. Bor, rit aussi, ainsi que la cliente. « – Cher ami, cher Bor, je peux t’en dire et t’en lire comme cela toute la soirée, le Corbeau est mon animal fétiche, mon gri-gri, mon porte bonheur, j’adore cette bestiole. A 19h je ferme la boutique, reviens, je t’invite à diner et tu pourras me poser toutes les questions que tu souhaites. »
Bor sort de « la Nef des Fous », heureux mais claqué, ces chocs à répétition l’épuisent. Il se réjouit pourtant de la discussion qu’il va avoir avec Mochè, tout ce qu’il espérait. Mochè a bien parlé de Munnin et Hugin, ces deux visiteurs, il n’avait donc pas eu d’hallucinations. Il est 17h, il a deux heures à tuer avant de retourner chez son ami. Il rentre dans une taverne, s’assoit à une table et commande un demi. Puis il se replonge dans la lecture de « Corbeaux et Corneilles » de Georges Olioso.
(à suivre)

18 réflexions sur “.5 – Mochè le bouquiniste

  1. C’est beau à lire et à voir, tout constellé de gravures et de mots qui m’enchantent, c’est comme chez Mochè, chaleureux. Moi aussi, je m’invite à diner chez Mochè, j’en veux encore de cette foison de tout.

    J’aime

    1. En fin de compte, c’est comme une fin de non recevoir cette faim de fins. Mais, je vais bientôt mettre fin, pour la fin de semaine, à cette vis sans fin qui nous entraine dans une spirale dont on ne connait pas la fin. Sinon à la fin, je vais avoir l’air fin et ce sera la fin des haricots, ou la faim des haricots… Je ne sais plus. FIN

      J’aime

    1. Mais il va falloir trouver un abat-faim, un coupe-faim à cette petite Bab, qui est loin de nous faire une crise d’anorexie, serait-elle boulimique de Bor ? Ou peut-être est-ce simplement une faim de loup ? Je ne saurais tarder à voir ta queue Petit Loup Dubois, car la faim fait sortir le loup Dubois…

      J’aime

      1. Est ce qu’il y a des mots pour dire l’émerveillement ? Dans ta librairie, la Nef des fous, je suis entrée moi bien des fois, mon poumon, mon refuge! La Nef des Fous… Texte, tableau, film, tout se cogne dans mes souvenirs. Et Nougaro, depuis mon adolescence admiré et aimé parce que la chair de ses mots faisait frissonner ma chair.

        J’aime

        1. Au sujet du géant Claude, le petit Taureau… En voici quelques unes qui vont te faire frissonner le TicTac de ton adolescence…
          TIC-TAC
          Dans l’horlogerie du monde
          J’entends un tic-tac nouveau
          Un Temps battant un tempo
          Sans aiguilles ni secondes
          Sans les heures moribondes
          Sans le diable dans la peau
          J’entends le tic-tac nouveau
          D’une durée qui m’inonde
          J’entends le tic-tac suprême
          D’un Temps qui enfin nous aime
          Au lieu de nous supprimer
          Un Temps qui nous ferait naître
          Dans un Temps nouveau, peut-être
          Dans un chant d’éternité

          J’aime

  2. magnifique cette librairie encombrée, j’y est senti la poussière et le papier vieilli. Même une odeur de cire est montée … peut être seulement mon imagination. Et merci pour Nougaro j’adore, nous en avons déjà parlé. à suivre…
    O*

    J’aime

    1. « Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs… » Les mots de Sartre.

      J’aime

    1. Chère Belle-sœur,
      Il y a un bouquin de Frédéric (pas le tien, l’autre) Beigbeder qui s’appelle, « Je lis pour m’enfuir, j’écris pour revenir ». Mais je pense, te connaissant un peu que tu te retrouveras plutôt dans cette maxime « Un livre est un jardin (bio?) qu’on emporte dans sa poche. ». Je t’embrasse, la suite arrive aujourd’hui… épisode 7. Une soirée dans la Nef des Fous

      J’aime

Laisser un commentaire