.4 – La quête des sources

Le lendemain, le réveil sonne hard. Mais dans son semi délire, dans cette inconscience vineuse, Bor a pris une décision. Cette décision est-elle née dans les vapeurs d’alcool, dans la sauvage griserie animale de la veille ? Peu importe. En montant dans sa Clio-Gordini des phrases lui trottent dans la tête, celles qu’il s’amusait à dire aux amis chez Germain. Des fulgurances qu’il aimait à scander avec emphase et solennité en levant son verre et en mirant le liquide divin : « In vino veritas », la plus ringarde. Une autre qu’il éructait plutôt lorsque par mégarde il s’aventurait en terrain aqueux : « In vino veritas, in aqua sanitas. Dans le vin, la vérité, dans l’eau, la santé ». Une maxime surement imaginée par un de ces culs serrés des ligues anti alcoolique.

Mais aujourd’hui, il est presque à jeun, à part le petit rince cochon au rhum d’après petit-déj. Et en roulant vers la ville, il déroule le film de sa soirée passée. Ce n’était pas un mirage, pas une chimère, deux plumes noires gisaient sur le faitout de cuivre. Les deux volatiles noirs et fiers, Munnin et Hugin. La force de leur propos « Nous t’attendions, nous t’attendions… Enfin te voilà. ». Et puis cette ultime parole « Nous te guiderons vers le Pacte ». Incroyable. Abracadabrant et rocambolesque. C’est pourquoi dès les premières brumes matinales dissipées, et après une douche bouillante revigorante il se décide de partir en quête de sources sur ces volatiles afin d’éclaircir ce Grand Mystère révélé.


« Après le vin, sort le secret », une autre maxime qu’il balance souvent comme affirmation implacable. Et cette fois ci on allait bien voir quel secret allait produire il vino… En arrivant en ville, il fonce directement « Au presse papier », une librairie bien achalandée en bouquins sérieux. En rentrant dans le magasin il s’adresse au vendeur qui lui semble le plus âgé. « – Auriez-vous des ouvrages sur les corbeaux, corneilles ou autres corvidés, lui demande-t-il? ». Après quelques recherches le vendeur lui propose « Corbeaux et Corneilles », Bor lit la quatrième de couverture « Est-ce parce qu’ils sont le plus souvent noirs? Parce que leurs cris sont peu harmonieux ? Parce qu’ils sont parfois ressentis comme des nuisibles ? Toujours est-il que la plupart des corvidés ont mauvaise réputation. Et pourtant, cela n’a pas toujours été le cas… Il fut un temps où les peuples nomades les considéraient comme leurs ancêtres et les vénéraient. Plus récemment, ils furent même protégés car ils rendaient bien des… « . Cet ouvrage invite à faire connaissance avec les corvidés européens et à entrer dans leur intimité. Un autre livre lui est proposé « Le corbeau » d’Erik Sablé : « Ce livre présente le corbeau avec ses particularités qui font qu’il est unique : son couple, son nid, ses jeux, sa manière de se nourrir… ». Bor achète les deux livres, sort du magasin. Sur le trottoir il ne peut pas s’empêcher de jeter un œil sur ses acquisitions et se dirige vers le premier bistrot trouvé. Il s’installe à la terrasse et commande un double baby… sec.
« … La Corneille noire est omniprésente et nous est familière. Son plumage foncé se nuance de quelques reflets métalliques. Le Grand Corbeau, qui lui ressemble, est deux fois plus grand, mais on ne les distingue pas forcément au premier coup d’œil s’ils ne sont pas côte à côte. On confond également la Corneille avec les jeunes Corbeaux freux de la même taille… ». Un amalgame d’observations qui ne vont pas lui faciliter la tâche. Entre deux lampées, Bor continue sa lecture… « … Par corbeaux, on entend communément dans nos régions, trois espèces très différentes. La corneille noire, le corbeau freux et accessoirement le choucas des tours. La corneille noire est parmi ces espèces familières, la plus grande. Elle est entièrement noire, yeux et bec compris. Celui-ci est puissant avec une mandibule supérieure bombée et recouverte à la base de plumes. Le corbeau freux, noir également, a cependant le bec en partie gris, apparaissant plus long car dégarni de plumes à sa base, ce qui fait paraître une zone de peau nue blanc-grisâtre. Autres signes distinctifs par rapport à la corneille, le front plat et le crâne pointu ainsi que le plumage du ventre recouvrant le haut des pattes comme un genre de bermuda trop large. Le choucas des tours se démarque nettement de ses cousins. Plus petit, il a la nuque gris clair et l’iris gris pâle, très visible dans le masque noir. Quant au Grand Corbeau qui vit dans les Alpes, c’est un Oiseau puissant au bec vigoureux et aux plumes ébouriffées sur la gorge; en vol, sa queue cunéiforme et ses ailes proportionnellement plus longues permettent de le distinguer de la Corneille… ».

Ces informations ornithologiques l’intéressent, mais il souhaiterait approfondir, il change de livre, commande un autre baby et dévore les pages de plus belle. Des constats s’encrent pêle-mêle dans sa mémoire…
« … Dans l’histoire de la peinture, ils sont présents dans tous les tableaux de champs de batailles et dans tous ceux de paysages désolés d’hiver. Ils symbolisent la tristesse et le malheur. Suprême opprobre, ils ont même donné leur nom aux dénonciateurs anonymes…
… De robe noir jais, croassant fort, souvent en très grand nombre et volontiers charognards, il n’est guère étonnant que du temps où la superstition remplaçait la science, ils aient reçu une telle charge symbolique, mais totalement injustifiée. En cela, ils ont connu le sort de bien d’autres animaux : chouettes effraies, chauves-souris, crapauds, couleuvres et bien sûr le loup…
… En réalité pourtant, les corbeaux ont des comportements qui sont ou étaient considérés comme des vertus par les hommes : fidélité, courage, prudence, intelligence et sociabilité. Les couples restent unis pour la vie…
… L’intelligence du corbeau a peut-être suscité l’ambivalence de sa réputation, entre génie et noirceur, entre bienveillance et cruauté, entre perversité et naïveté…
… Le corbeau, sans référence à une espèce en particulier, a une influence considérable sur la culture humaine, puisqu’on le retrouve aussi bien dans les mythes et contes traditionnels européens, amérindiens nord-américains, sibériens ou nordiques, dans les légendes et la littérature de toutes les époques. Il y joue le plus souvent un rôle de fripon, de héros, ou contribue par sa ruse à la création de l’homme… »
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Une phrase qui interpelle violemment Bor: « Il contribue par sa ruse à la création de l’homme. ». Pourtant après avoir parcouru ce deuxième livre, il a la certitude qu’il ne trouvera pas d’informations dans ces livres sur la symbolique, la sorcellerie, les croyances, l’ésotérisme liés à ces auguraux oiseaux. En relisant ces derniers mots, « création de l’homme », une idée, un nom lui vient subitement, comment ne pas y avoir pensé plus tôt. Mochè est le seul qui puisse l’aider.

Mochè Luzzato, le bouquiniste, touche à tout passionné, d’alchimie, d’astrologie, de cartomancie. Le spécialiste sur la place en ce qui concerne les sciences occultes moyenâgeuses. Un sage, philosophe, érudit qu’ils avaient rencontré avec Lina lors d’un débat dans une libraire parisienne. « Antiquité magique et Moyen-âge occulte, ou l’héritage de la magie antique au moyen-âge ». Une soirée où l’avait un peu trainé Lina mais qui l’avait passionné. Lina avait une tendance gothique, comme elle disait. A ceux qui lui faisaient des réflexions sur ses habits noirs, elle répondait, cinglante : « – Les gothiques s’habillent de noir, mais leurs âmes, elles ne sont ni lugubres ni perdues. Le pacifisme et le respect de l’autre sont les notions clés du gothisme ». Ah! Cette Lina, une militante, une rebelle. Lina et Mochè avaient posé de nombreuses questions pendant le débat entre Jean-Marc Mandosio, spécialiste du latin technique de la magie et de l’alchimie et Nicolas Weill-Parat, spécialiste d’histoire médiévale. Et après le débat ils s’étaient retrouvés, avaient pris un verre ensemble, avaient fait connaissance et, fin du fin s’étaient aperçus qu’ils habitaient en Sologne, à 20 kms les uns des autres. Ils s’étaient revus plusieurs fois chez Mochè et toujours avec le même plaisir et le même intérêt de découverte mutuelle. Depuis sa séparation avec Lina, Bor n’avait pas reparlé au père Luzzato, 85 ans il avait Mochè.

Bor se retrouve dans sa « Gordini », c’est comme ça que ses copains appelaient sa vieille Clio sans âge, pour le moquer. Mochè habite de l’autre côté de la ville, dans l’ancienne juiverie, près de la place du Châtelet.

(à suivre…)

22 réflexions sur “.4 – La quête des sources

    1. Tes mots me font un grand plaisir, même si tu me les as dits de vive voix. Mais bien sur l’écrit est encore plus fort, encore plus agréable.
      Toutefois je réfléchis aux plaisirs suscités depuis que j’ai remis la main à la plume. Le premier plaisir est cette sensation de maitrise des personnages qui parfois te doublent et que tu dois suivre sans toujours savoir où ils vont te conduire. Le deuxième plaisir c’est d’avoir conscience que plusieurs personnes lisent ce que tu écris, vanité peut-être, fatuité à n’en pas douté, orgueil à coup sûr, mais voilà le fait est.
      Le plaisir de lecture des commentaires c’est encore autre chose, un retour, un titillement, une ouverture, un recul sur ce que tu as écrit voilà déjà un moment, et pour lequel tu as déjà pris du plaisir… autre chose. Deviendrai-je bavard ? M’écouterai-je écrire ? Va falloir surveiller ça.
      Une petite phrase de Mauriac qui répond en partie à ce que tu as écrit :« Allons! poil ou plume? Vers ou prose? Yves, soudain, se décida: −J’écris des Caractères. ».

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    1. C’est ce que j’aime dans les feuilletons… Ça me rappelle de vrais plaisirs d’enfants quand j’attendais le jour de parution de mes hebdomadaires favoris, Tintin, Spirou, Pilote, Pif, etc… (je lisais beaucoup). Pour ce plaisir de l’attente, je citerai Dominique, « Le plaisir du désir de quelque chose est souvent plus fort, plus agréable que le plaisir de posséder la chose… », bon ça c’est Dominique, mais ça se défend, n’est-il pas ?
      Pour calmer ta frustration, ma copine, le prochain épisode s’intitule « Mochè le bouquiniste. ».

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      1. merci j’ai déjà le titre, cela fait saliver, et c’est déjà un plus par rapport aux autres lecteurs lambda, mais tu sais je parle de ma frustration pour que tu mesures à quel point je suis ‘accro » à ton histoire,
        moi aussi je lisais Tintin Spirou Mickey et après Pilote et je trépignais d’impatience pour avoir la suite des mes bandes dessinées. Heureusement j’avais la bibliothèque pour dévorer gratuitement, un livre par jour ou plus, même que j’étais sourde à tout quand je lisais, et que ma mère devait m’appeler 20 fois avant que je vienne (donc c’est ma sœur qui faisait toujours les corvées à ma place) gnark, gnard.
        j’avais fait un concours dans Mickey et j’avais gagné un poste transistor, donc ensuite je lisais ou faisais mes devoirs avec la musique en permanence. Et ça tuait ma sœur qu ne pouvait pas se concentrer et m’engueulait, on était dans la même chambre.
        Bref j’étais une emmerdeuse !
        bizz de brouillard

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        1. Chère AC,
          j’adore ce que tu m’écris…
          Puis-je le mettre dans le blog (de façon anonyme) car je trouve que c’est très enrichissant pour les gens qui lisent…
          Et en plus ça permet à certains qui n’osent pas « montrer leur plume en public », de le faire petit à petit…
          C’est mon côté (comme toi d’ailleurs) pédagogue…
          Je t’embrasse,
          Gil

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  1. La quête, la recherche, fiévreuse, du savoir. Nous voilà pris, Bor met de la raison dans ses sentiments. Et au détour d’une phrase, surgit pour moi Clouzot. Le souffle court, je revois le noir et le blanc, l’ombre et la lumière projetées sur le mur… le trouble qui ne se dit pas. Voyages. Merci Gil.

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    1. Ahhhhhh…. Bianchina ! Quand je pense que tu vas me suivre dans toute cette nouvelle, avec tes mots, des ressenties, tes fulgurances… Je suis fier de Toi. C’est dit. Un petit texte d’un-e anonyme…
      « Quand j’écris, je ris,
      Quand j’écris, je prie,
      Quand j’écris, je crie,
      Quand j’écris, je vis »
      Quand tu dis Clouzot, que du bon le gars, mais alors, mais alors, je ne sais si c’est ma nouvelle qui me fait penser à ça… Je pense « Aux Diaboliques »… trop fort ce film. Une ambiance entre chien et loup, dans des camaïeux de noirs, de gris, de blancs. J’ai bien dis Ambiance !

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      1. Et le Quai des Orfèvres?.. Les coeurs tordus et avides, la pointe acide du désir, l’abîme de la jalousie, du plus mesquin au plus sublime! Ce pourrait être ça, un corbeau?

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        1. Et pour ne pas le citer : Le Corbeau, qu’en même…
          Dans un autre registre… Ce soir nous avons vu un très beau film « Life » sur les relation d’un photographe Dennis Stock et James Dean… Le début des révoltes contre les valeurs des parents, le début des prises de consciences sociale de la jeunesse, le début du mal vivre compensé avantageusement par l’alcool et les les amphétamines, l’expression de la jeunesse des classes moyennes, la fureur de vivre !!!.

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    1. Comme tu le remarquera j’essaie d’alterner le vécu, le réel, le concret à l’imaginaire, à l’onirique, au fantastique… A 80% je pense, tout est vrai, le reste est laissé à l’utopique et aux chimères… Un anonyme écrivait « Écrire c’est plonger ma plume dans une encre faite d’un mélange de réel et d’imaginaire pour raconter une histoire qui me ressemble ».
      Nom de Diou ! que tes commentaires me font plaisir ma Belle-soeur…

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  2. Je m’attends presque à voir un corbeau entrer chez moi et me parler tellement je suis envoûtée par ton histoire ! C’est fascinant et ton écriture, nerveuse et recherchée y participe grandement ! Merci pour ce feuilleton palpitant.

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    1. Mais il va rentrer le corbeau, je suis sur qu’il va rentrer et qu’il va s’installer, prendre ses aises dans le meilleur fauteuil, et à l’aise peut-être te demander un verre de Vouvray tranquille et puis te parler, te raconter sa vie pas toujours noire et t’emporter dans ses délires et vous aller trinquer et boire à la santé des corbeaux disparus, à la santé de la vie qu’est parfois moche, à la santé de la vie où tous les corbeaux ne sont pas gris… Et toi, tu ne vas plus penser qu’un jour tu as eu peur des corbeaux, et il va te plaire ce corbillat et vous allez vous envoler, partir, planer… Le RÊVE !

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  3. Attendre la suite… vite… mais pas trop. Laisser ma propre imagination deviner la suite. Je pense à Gide, Les nourritures terrestres, le passage sur les attentes, superbe. je ne peux te le citer de mémoire, mais ça finit par « Et soudain il plut ». Quand j’aurai retraversé l »océan, je te retrouverai les phrases.
    … et question vocabulaire sur le vin, petits coups et rince cochon, j’en apprends de belles ! Quel « chant » lexical !
    Bor m’embarque, moi qui vient de quitter le bord, 🙂 impécable pour reprendre pied à terre.

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    1. Nous n’avons rien de Gide, il fut un temps ou j’ai du étudier quelques textes au lycée, mais c’est loin…. loin… J’ai retrouvé un morceau de texte sur l’attente dans « Les nourritures terrestres », où il y a des parties très belles :
      « Regarde le soir comme si le jour y devait mourir ; et le matin comme si toute chose y naissait. Que ta vision soit à chaque instant nouvelle. Le sage est celui qui s’étonne de tout … Il faut Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres. »
      Par ailleurs j’ai trouvé :
      « Soudain, il plut des douceurs violentes. »
      Mais je te laisse revenir tranquillement, pas trop qu’en même au dessus de l’Océan !!! Et te préparer ta suite dans ta tête.
      La suite, épisode 5, « Mochè le bouquiniste » sera pour lundi… BON RETOUR.

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    1. Salut Pierrot et Monique,
      Très content que ça vous plaise, j’espère qu’il en sera de même pour la suite, je ferai de mon « pire »…
      Et merci de me le faire savoir par ces commentaires qui sont un peu les applaudissements pour l’artiste !!!
      Bises,
      Gil

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  4. et toujours là , suspendue entre ciel et terre , l irréel , me semble plus vivant plus que jamais réel , on bascule dans l autre monde, le monde de l’ invisible, j adore !!!! je pousse avec Bor la porte de Mochè , ho,
    elle grince , il faudrait la huilée …….

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