.3 – Les messagers d’Odin

Bor n’a pas dormi de la nuit. Il retrace sans interruption cette veillée fantastique. Il en arrive même à se demander s’il a vraiment vécu cette apparition ou s’il a eu des visions. Avec la murge ramassée la veille, il ne suffit que d’un moment de fatigue et l’hallucination commence. Chaque objet prend une apparence effrayante, vivante, monstrueuse. Une casserole te parle, te fait la morale, rentre dans ton être. Où même ton âme se transforme en casserole, tu deviens casserole. Tout devient inexplicable, les métamorphoses les plus farfelues te guettent. Les lumières deviennent animaux aux couleurs étranges. Les couleurs te parlent, se présentent, cohabitent avec toi et quand le vent se lève, le vent se lève toujours dans ces cas-là, il est violon, violoncelle, tambours, orchestre symphonique. Énorme, une casserole métamorphosée en corbeau qui te parle avec orchestre symphonique. Bor essaie de se faire rire lui-même, de ne pas y croire, de prendre cela à la blague.
Il ne veut pas en parler à la bande, ils se moqueraient bien de lui. « – A oui, hier soir je te la donne en mille, mon vélo est rentré dans la cuisine en tournant les fesses et il s’est mis à me draguer… ». « – Mieux moi, mieux les gars, une soucoupe volante stationne devant chez moi, une petite femme verte bio en sort et m’invite à la suivre… Et vous savez où elle m’a emmené ??? Dans la lune, dans la lune elle m’a emmené les gars !!! ». Et les zigoteaux, de se déhancher pour dire ces blagues, de s’esclaffer, de se tordre de rire au dépend de Bor. La bande se régalerait bien avec ce récit de corbeau bavard, il n’est pas question qu’il dise le moindre mot.

Avec ce nouvel évènement Bor s’est fait porter pâle pour la semaine, une semaine de récupération et il pourra affronter de nouveau la difficile sinécure du bureau. Il n’a pas dit au toubib, qu’un corbeau était venu l’entretenir durant la soirée, pas fou. Il a prétexté une grande fatigue, avec un début de dépression, le docteur Martial est compréhensif. Le midi après avoir mangé une casserole de nouilles, il a siroté quelques verres de gnôle, pour réfléchir. Il voulait tailler ses rosiers, mais il a la flemme et cette rencontre nocturne le turlupine. Il a pourtant taillé deux rosiers durant son après-midi. Les deux que Linda préférait.


Le « Papa Meilland » un Hybride de Thé à grandes fleurs d’un rouge velours sombre au parfum exceptionnel d’épices et de miel. Le vendeur lui avait expliqué que les hybrides de thé constituent un groupe issu du croisement de deux types de rosiers. D’une part les rosiers à odeur de thé, et d’autre part, des hybrides remontant. Il aime bien ses rosiers Bor, et il a besoin d’en parler, il n’est pas orgueilleux, mais là dans son domaine on peut lui demander des explications et il s’emballe facile. Et puis il a commencé à tailler « l’Iceberg », son chouchou, son favori. Très florifère, il présente de grandes masses de fleurs blanches tout au long de la saison. Une beauté ce rosier. De plus, ses feuilles robustes l’aident à résister aux maladies. Quand il taille, attentionné, il parle à ses roses, les admire, les caresse du regard, les bichonne, les bouchonne, les cajole, les câline, les chatouille, les choie, les courtise, les dorlote.

C’est sa passion, car au milieu de ses rosiers il retrouve les paradoxes de cette vie dans laquelle il a tant de mal à surnager. Il aime les roses car leur beauté est aussi grande qu’éphémère et de plus, elles ont la particularité de pousser sur des tiges épineuses. Elégance et violence, deux caractéristiques qui ne manquent pas de faire une comparaison facile avec la vie, la jeunesse et le bonheur… Belle au matin et fanée le soir, la rose montre bien là, la fragilité de la beauté. Une splendeur, capable de blesser, avec ses épines, la main qui la cueille. Les contradictions de la vie.

Durant tout l’après-midi, il a accompagné son travail à la bière. Il voit arriver la tombée de la nuit avec un petit pincement au cœur. Bah! On verra bien ce qui arrivera. Pour le diner il se met la « Pizza congelata » au micro-onde. Il a laissé la porte-fenêtre et la fenêtre ouvertes, on ne sait jamais… Il en est à sa deuxième bouteille de Gris, la sueur commence à perler sur son front dégarni.
Ces yeux avinés commencent à le piquer. Pas un son à l’extérieur, une nuit étale où le temps semble arrêté. Comme pour les marins en pleine mer c’est l’embellie. La mer est calme sous le ciel étoilé. Voile lisse et tranquille. Pas une onde ne vient rider sa surface, seule la lune éclaire les flots de cette nuit d’huile. Intemporelle et incolore, elle reste imperturbable comme si rien ne pouvait jamais la changer. Et pourtant… Pourtant quelques vibrations se forment maintenant et le vent, son allié, commence à souffler une petite brise pleine du parfum des sapins. Et c’est comme le souffle léger d’un enfant sur une coccinelle : « … envole toi demain il fera beau… ». Les nuages arrivent et cachent une lune à demi pleine : il fait de plus en plus sombre… Et tout à coup deux superbes corbeaux rentrent dans la pièce dans un impétueux battement d’ailes. L’un se pose comme la veille sur le faitout de cuivre, Bor croit le reconnaître, Munnin. L’autre plus discret se perche sur le haut de la porte fenêtre.
G Corbeaux (81)
Comme la veille Munnin prend la parole : « – Bonsoir Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin. Je ne suis pas venu seul ce soir, je te présente mon frère Hugin l’esprit, capable de prédire l’avenir et moi Munnin la mémoire, capable de voir le passé. Depuis très longtemps messagers, gardiens et prophètes du dieu Odin. Alliant raison et expérience, esprit et mémoire, nous avons pu devenir ce que nous sommes aujourd’hui, semblables aux humains. ». L’effet de surprise de la veille passé, cette conversation semblerait presque normale à Bor. Il se carre confortablement dans sa chaise face aux volatiles, son inséparable verre dans la main. Munnin après ses présentations, fait une pause, comme s’il souhaitait que Bor intègre bien ses paroles.

Cro-âââ, cro-âââ, après deux raclements rauques de gorge, Hugin s’installe mieux sur son haut de porte, redresse sa tête métal et enchaîne : « – Depuis toujours, nous les corbeaux, nous avons été des passeurs. Nous sommes essentiellement des messagers, des liens, des traits-d’union entre vous les humains, et les animaux, les oiseaux, toutes les autres forces. Et nous t’attendions Bor, nous t’attendions… Enfin te voilà ! Nous avons eu beaucoup de patience, mais aujourd’hui, nous sommes au terme de notre quête. Nous attendions l’humain à qui nous pourrions parler et qui serait apte à nous entendre, apte à nous comprendre et c’est toi. Nous voulons te proposer un traité d’alliance, Bor. Un Pacte. ». Bor a un mouvement de recul, d’incompréhension, un questionnement : « – Vous… m’attendiez ? ».


Munnin reprend la parole et explique : « – Oui Bor, fils de Bùri dans la mythologie scandinave ton prénom signifie que tu es père d’Odin, dieu souverain de la mythologie nordique, dieu des morts, de la victoire, du savoir, de la guerre, de la poésie, de la magie et des prophéties. Appelé « Père-de-tout », il est le créateur de la terre et de l’humanité, sa colère est crainte par les humains. Nous sommes ses messagers. »
Hugin se dandine sur son perchoir signifiant surement qu’il souhaite reprendre la parole : « – Ton prénom n’est pas banal, ta ligné te l’a attribué en connaissance de cause. Maintenant, selon la prophétie, des Corbeaux te sont apparus, tu es sur le point de vivre un grand changement. Cela veut dire que tu vas cheminer au sein du Grand Mystère, sur une autre voie. Tu as mérité de voir et de vivre un peu plus de la magie de la vie. »

Ces propos donnent à réfléchir à Bor, dont le père est Islandais, venu de nulle part, il est arrivé en France seul, sans attache, sans famille… son nom est Ólafur Josepsson. S’il se fie à ces deux corbeaux, serait-il élu ? Il n’en croit toujours pas ses yeux et ses oreilles, un léger frisson lui parcourt l’échine, il se lève prend son litre de gnôle et s’en serre un plein verre. Puis il reprend sa position face aux deux visiteurs. Munnin et Hugin, n’ont pas changé de place et regardent Bor de leurs yeux métalliques. Bor sirote.

Après cette courte pause, Hugin qui n’en a pas terminé, fait un mouvement de tête de droite à gauche, puis fixant Bor dans les yeux reprend avec son timbre guttural : « – Je parlais de la magie de la vie… Peut-être que tu as oublié la magie de la vie, en t’installant confortablement dans la routine quotidienne. Maintenant, il y a de la magie dans l’air. N’essaye pas de comprendre; tu n’y arriveras pas ! La puissance de l’inconnu est à l’œuvre et quelque chose de spécial va se produire. ». Le mystère est complet pour Bor, qui reçoit cet échange comme un électrochoc. Il ne semble pourtant pas rêver, il sent bien la gnôle à l’intérieur qui commence à faire son effet, à le réchauffer certes mais à rendre son attention plus difficile. La magie de la vie. Et Munnin qui en remet une couche pour compléter les propos de Hugin. « – Le Corbeau, c’est le messager du vide, ce grand trou noir qui détient toute l’énergie de la force créatrice. Le vide c’est le Grand Mystère qui existe avant que toute chose ne recommence. Nous sommes les gardiens des rituels de la magie et de la guérison du monde. ».

Il s’arrête de parler, regarde Hugin puis Bor d’un œil noir, ouvre un large bec qui découvre l’intérieur de sa gorge rouge sang, comme s’il voulait reprendre sa respiration pour conclure il martèle après un croâ retentissant : « – Nous guiderons la magie de la guérison, nous dirigerons le changement qui amènera une nouvelle réalité et qui fera disparaître malaises et maladies. ». Et Munnin de conclure: « – Dans trois jours, à l’heure où se couche le soleil, où s’éveille la nuit, où se lèvent les ténèbres, nous reviendrons et nous te guiderons vers Le Pacte. Prépare-toi Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin. ».
Odin, Munnin et Hugin
Odin, Munnin et Hugin

L’air fou, presque hagard, les yeux à la fois vagues et dilatés par tant de diablerie, de magie, d’ésotérisme, Bor voit ces mystérieux oiseaux reprendre leur envol d’un vigoureux coup d’aile et disparaitre dans l’obscurité. Alors il semble à Bor que l’air devient plus épais, plus poisseux, plus gluant, plus lourd, les corvidés ont rompu le charme en partant. Il se sert un nouveau verre de gnôle, qu’il boit d’un trait et s’écroule inconscient sur sa table.

(à suivre)

23 réflexions sur “.3 – Les messagers d’Odin

  1. Je crois qu’une fois terminé la lecture de « Sacrées Sorcières » de Roald Dahl. Je commence la lecture à haute voix de ce conte extrêmement prenant à Nour et Balthazar…Mes yeux sont grands ouverts pour découvrir la suite…

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    1. Je suppose une nouvelle fois que c’est ma Puce Lisa…
      Je ne sais pas s’il a beaucoup de personnes qui lise Roald Dahl à une Nour et à un Balthazar ???
      Hier Nour et Balthazar me posaient des questions sur les corbeaux, par rapport à leur société, par rapport au couple, par rapport aux aigles, etc…
      Et bien pour continuer l’histoire, voici 2 esquisses de mon cru, pour « les deux corbillats ».


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      1. Superbes esquisses excises elles ne manquent pas d’humour !!! Je les prendrais comme support demain soir. On a terminé ce soir le récit imaginaire de Roald Dahl sur les sorcières, demain soir c’est Bor qui entre en scène…Je ne pense pas que le vocabulaire et les expressions leur fassent peur ils étaient déjà très soutenus dans Roald Dahl et mes deux moustiques avaient l’air de tout capter…
        Merci pour les deux corbillats
        Ch’tite Li

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        1. Lorsque nous allons retrouver vos « deux mosquitos »,
          je pense que les questions vont fuser…
          Ils regarderont nos locataires « Los tres hermanos » avec un autre regard !!!

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  2. Chanceux ce Bor d’être le père d’Odin, j’aimerai être à sa place, je vais me mettre à boire du « gris »
    et à tailler mon unique rosier rabougri, on ne sait jamais, j’ai moi même quelques origines viking
    peut être la fille de Freya
    bravo impatiente de lire la suite

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    1. Salut Arielle,
      Merci de ce retour, tu sais ce que c’est un commentaire, comme un applaudissement du public, qu’est ce que ça fait du bien…
      Je comptais bien sur toi pour apporter un peu de féminité dans cet univers de mecs !
      Freya ou Freyja, déesse de la beauté, de la terre, de l’amour et de la fertilité… Avec Odin, ils ont pas du se faire chier… Les Amis de Bor, Munnin et Hugin ont du en voir de ces choses… mon Dieu, pardon mon Odin !!!


      Freya dans son char, tirée par ses chats…
      Bises,
      Gil

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  3. Tu m’intrigues Bor avec tes roses, tu n’arrives pas à trouver ta place, tu doutes de ta propre personne, tu te marginalises et tu te retrouves en compagnie des roses de votre jardin ?
    Dans le blanc de l’iceberg recherches-tu « la sagesse » et « l’intelligence » avec le rouge de La papa Meilland?
    Perdu que tu es dans le mystère des choses non encore révélées. Vas-tu percer le secret des « noir » corbeaux ?

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    1. Tu as tendance ma très chère Dom a t’adresser à Bor. Je ne peux pas parler en son nom, tu me comprendras aisément… Je ne peux que supputer, jauger, me faire son avocat et ce n’est pas facile, facile…
      Tu auras pourtant remarqué que notre Bor, même si tu dis qu’il ne trouve pas sa place… N’a pas choisi n’importe quelle couleur de Chant de Roses : du ROUGE et du BLANC. Alors je ne sais pas si le rouge rend intelligent et le blanc donne la sagesse, mais ce que je sais c’est que le Rouge en grande quantité, donne le délire et qu’en guise de sagesse le blanc donne l’ivresse… Quant au NOIR, le mystère est rapidement percé à l’aide de n’importe quelle couleur, pourvu quelle soit très alcoolisée : j’ai connu des verts Izarra à 50°, des Pastis jaunes à 51°, des Curaçao bleus à 60°, quant aux rouges, aux blancs…. Voilà ce que je peux te répondre pour le moment en tant qu’avocat du Sieur Bor !!!
      Toutefois j’ai cru remarqué que tu avais un petit faible pour un petit croquis, une exquise esquisse , je te l’envoie avec toute ma plus tendre affection…

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  4. Ben en voilà une annonciation! Et Bor bredouillant qui taille ses roses pour l’amour, je lui vois les mains malhabiles tout égratignées, et la gnôle comme sérum de vérité, pour que la vie file moins mal. Ces dieux nordiques m’impressionnent, moi je suis plutôt hellène, glissez, Mortels, n’appuyez pas! Mais comme je suis dévorée de curiosité…

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    1. C’est la Folia … Bianchina !!!
      Ahhhhh oui un combat des Dieux, et après tu vas voir il y en a encore un autre et pas le moindre. Un combat à la loyale entre Odin, Zeus et Dieu… Je me régalerais moi l’athée… en priant Jupiter bien sûr, qu’aucun n’en réchappe !!! Il est méchant, ce Gil, n’est il pas ???
      J’aime cette phrase que je ne connaissais pas… Je glisse le tableau qui va avec (si je puis dire !!!) et le quatrain de Pierre Charles Roy…
      Sur un mince cristal l’hiver conduit leurs pas
      Le précipice est sous la glace
      Telle est de nos plaisirs la légère surface
      Glissez, mortels, n’appuyez pas

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  5. gilles ,
    merci pour cette belle esquisse emblématique , stylos , plumes et pinceaux , c est la danse des corbeaux!!!!! .cette partition onirique Bor l entendra t il comme le signe de sa métamorphose?, dansera t il la marche de sa vie ? j’ entend au loin rouler des tambours , un froissement d ailes symphonique …….sous la baguette agile de gilles
    malikakiphilharmonique

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    1. Très Chère Malikakiphilharmonique,
      écoute moi ça la Malikamélomane…
      Une composition sur les Les 3 Corbeaux : The Three RAVENS de Thomas Ravenscroft… Il n’y a pas de tambours, dommage !!!

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      1. MERCI!!!!!!!!!!!! dans le mille , il y a 2 jours j évoquais avec des amis justement mon gout sacré pour ce langage ces chants qui invitent et éveillent la pensée encore merci gilles

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        1. Plaisir largement partagé, de te faire, de faire plaisir à tout-es celles et ceux qui se fendent d’un commentaire, c’est pas facile pour tout le monde de montrer sa plume en public !!! Des chants et musiques, j’en ai d’autres sous le coude que je vais distiller parcimonieusement… Ça va viendre.

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  6. coucou Gilles, ça y est je prends la lecture en route pour suivre Bor. hin hin, tu nous emmène vers Odin, Freyja et autres dieux de la mythologie du grand nord… oulala que ça m’interesse. Mais je me doute que tu vas nous faire de belles pirouettes en vol de corbeau.
    Episode 2 j’aime « dans les moments de déséquilibre, le funambule ne se sépare pas de son balancier. »… comme ça me parle …

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    1. Chère Odile,
      Après le passage du Drake, les turpitudes de Bor ne vont-elles pas te paraitre bien fades ???
      Quoique, quoique, les vagues de 10m de haut, les vents violents et glacés, les pires conditions météorologiques Bor lui les a dans la tête… Et ça cogne, et ça tambourine, et ça tangue dans son corps et sa tête de ba-Bor à tri-Bor… Des pirouettes surement très agiles… Pour l’aider à Virer de Bor !!!
      Le plein de bises,
      Gil

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    1. Très Chère Petite Babeth (pourquoi petite, on se le demande ?), je suis très content de te sentir saisie par ma nouvelle maintenant, j’avais cru t’avoir un peu tourneboulé dans les premiers épisodes ??? Mais tout va bien et je vais te mettre une autre version de The Three RAVENS, puisque tu aimes… une plus gaillarde !!!

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