. Préliminaires

Depuis longtemps le corbeau m’intrigue, je ne le considère pas comme un oiseau ordinaire. Dès ma première écriture de pièce Tango et même le ciel se met à pleurer…, en 1985, il était présent, dansant et bien vivant. Comme une urgence, je veux tordre le cou à la mauvaise réputation qui lui colle à la plume noire. Ah le noir… cette couleur fétiche qui me colle à la peau depuis belle lurette. Une nouvelle qui me permet de dire tout le bien que je pense de cet oiseau doué d’une intelligence hors-norme.

Ce texte ne se veut surtout pas un traité ornithologique, pourtant il permet de clarifier la dénomination entre les différents Corbeaux. « – Il est beau le corbeau ! ». « – Gilles, ce n’est pas un corbeau, c’est une corneille. ». « – Elle est noire la corneille ! ». « Gilles, cette fois-ci ce n’est pas une corneille, c’est un corbeau freux. ».

J’ai eu besoin d’un passeur, c’est Bor, un homme banal dont la vie va se transcender durant ces quelques jours de Quête. Un homme qui va être pris dans la moulinette du fantastique et dans la symbolique fabuleuse.

Mais, chut ! Laissons les différents protagonistes nous conter l’histoire du « Pacte de Bor », une nouvelle en dix chapitres.

Gilles PAJON,
Janvier 2016
Tête

.1 – La solitude de Bor

Bor en face à face avec son verre de vin, revit encore une fois les semaines passées. Pas de lumière. Dans la cuisine obscure la vie défunte fait place à la mélancolie. Bor se lève appuie sur l’interrupteur la lumière blafarde agresse ses yeux irrités et rouges. Sur la table la bouteille de Gris Meunier est déjà vide. Machinalement il en reprend une pleine dans le buffet en chêne massif. Machinalement il regarde la photo d’Anja. Sept ans dans une semaine et partie depuis un mois avec Lina. Il se ressert un verre, le prend dans sa main droite, regarde le liquide fauve comme s’il voulait lui parler, avale une longue gorgée en fermant les yeux et repose le verre doucement, comme pour ne pas effaroucher le silence.

Il entend Lina lui répéter « – T’es marié avec qui, avec moi ou avec ton pinard ? ». Et lui de la regarder avec sa bonne vieille gueule de chien soumis et de lui sourire en haussant les épaules. Ils s’étaient connus en 68 pendant les manifs. Pourtant dans le coin on ne peut pas dire que ça bougeait beaucoup. Mais voilà, les fachos qui cognent sur la gueule des étudiants, on n’avait pas pu laisser ça comme ça. Et après la manif ils s’étaient retrouvés au bistrot et de fil en aiguille Amour avait tissé sa toile. Et depuis un mois partie avec Anja sa petite puce.

Dans la maison pas un bruit. Un silence insupportable l’enveloppe. Le calme épais et lourd qui l’embrasse, contraste avec le tumulte assourdissant qui lui mange la tête. Dehors c’est nuit noire. Par la fenêtre ouverte, il aperçoit les étoiles toujours là bien à leur place dans le ciel. Une chaleur pesante le ceinture. Il sue de grosses gouttes qui ruissellent sur son front et ses tempes et viennent se perdre dans sa barbe mal rasée. Exactement le même temps qu’il faisait lorsqu’il était revenu de « chez Germain », pour la dernière fois, pour l’ultime fois. Ce fameux jour où elle est partie, où elles sont parties. Leur départ l’avait cueilli comme une pomme blette mure.


Depuis ce jour il ressasse. Il ressasse l’enchainement de cette infernale histoire d’O, le bureau, les salauds, le bistrot, les zigoteaux, les impôts, trop c’est trop…. Il ne supporte plus, ça déborde, quinze ans qu’il encaisse. Robert le responsable de service, cet hypocrite, toujours les deux mains sur la couture du pantalon. Gérard, Geneviève et l’autre Martial des sourires devant, et des ricanements, des persifflages par derrière qui lui font mal, qui le blessent au plus profond. Le seul moyen d’oublier, de mettre une croix momentanée sur le bureau et de trouver un vrai apaisement, il le trouve au bistro du village, « Chez Germain ». Là il lui semble retrouver une certaine sérénité, un chaleureux bien-être, une affectueuse amitié, à moins que ce soit l’alcool qui lui procure cet effet.

Lina l’avait prévenu plusieurs fois à ses retours de fiesta de « chez Germain ». « – Bor, tu arrêtes de rentrer bourré. Je te préviens, tu arrêtes de rentrer bourré. ». Et elle partait en claquant la porte avec Anja en pleure dans les bras, dormir chez sa copine Sylvie au village. Il se tenait à carreaux pendant une semaine, docile, attentionné à ses deux femmes. Il pouvait être un très bon compagnon, un excellent paternel.

Une larme glisse sur sa joue boursoufflée et couperosée, qu’il essuie d’un revers de la main. Son visage marqué par les années de boisson ruisselle, des veinules strient sa peau gonflée et bouffie. Il frotte ses yeux injectés, cerclés de larges poches qui lui donne une allure de crapaud. Un léger sourire effleure ses lèvres, un mois qu’il n’est pas retourné « chez Germain », un mois qu’il n’a pas fait la fiesta, un mois qu’il n’a vu personne de la bande des zigoteaux. Zézette la reine des pâquerettes, mais pas que, car aussi la reine de l’anisette. Emilio joli zoziau qui peut s’envoyer jusqu’à dix Picon-bière, voire plus quand il est en forme. René gros nez dont la spécialité est la Suze casse, la Suze qui ne s’use que si l’on s’en sert. Marcel de cheval, plus taciturne, plus renfermé qui reste à la bière pour matelasser l’estomac, et quand l’estomac est bien matelassé s’envoie des Cristal-Anis par dizaine. La bande. A ça pour sûr, quelles descentes ils ont, toute la bande. Emilio dit souvent « Une descente qui n’a rien à envier à la mythique Face de Bellevarde à Val d’Isère, ou à Val Gardena dans les Dolomites », il n’y a que lui qui comprend, il a fait beaucoup de ski dans sa jeunesse.


Malgré qu’il ait positionné la mémoire en mode rewind, dehors la fosse noire s’éveille et l’attire. Tout d’abord ce ne sont que de vagues bruits, des sons confus. Mais Bor à l’oreille, il se lève brusquement, dans sa hâte il fait tomber sa chaise. Il s’accoude à la fenêtre, désormais en embuscade il hume la nuit et épie. Animal aux aguets, il perce l’opacité et entend plus précisément ce que tout à l’heure il devinait à peine. Ils sont là. Un craillement ininterrompu monte du sous-bois, et dévoile un ballet noir aux arabesques argentées par la lune. Ponctuels, comme chaque soir depuis un mois, ils viennent le séduire en une aubade funeste. Un divertissement de chaque soir qui meuble agréablement sa solitude. L’exhibition nocturne terminée, les corbeaux repartent en un rideau de velours noir qui se referme, matraquant les ténèbres de leurs croassements métalliques. Bor reste un instant dans son paradis solitaire, ému par ce spectacle éphémère.

Ce jour-là au bureau, ce fut une journée médiocre comme toutes les autres. Mais peut-être encore plus médiocre que d’habitude, un travail répétitif et débile à la mise sous enveloppes automatique. Mais bon, la routine. Si ce n’est qu’à l’heure du départ, cet empaffé de Robert lui avait vomi avec un clin d’œil appuyé et un rire gras : « – Le record de Ricard c’est pour ce soir, mon vieux Bor ??? ». Son sang n’avait fait qu’un tour avec cette envie folle de lui mettre son poing dans la gueule. Mais est-ce le manque de couilles, la peur du lendemain ou tout simplement le dédain. Bor était resté coi, muet et sonné. Savoir ce qui se passe alors dans une tête ? Toute cette vexation refoulée, cette humiliation réprimée, cet affront contenu sous ces brimades vicieuses. Et paf ce soir-là, il ne fait pas le détour pour éviter le bistrot à Germain et il retrouve avec bonheur sa bande d’ivrognes.

Au matin, Lina et Anja, ne sont pas rentrées. Le lendemain, le frère de Lina venait chercher le barda de ses femmes.

( à suivre)
Tête

.2 – Rencontre

Hier soir Bor n’a pas pu résister et après le ballet des corbeaux, il a pris son vélo et il est allé au village chez Germain. Sa maison est à la sortie du village, à l’orée de la forêt, à un coup de pédale du cœur… de village, comme il dit. Peu ou pas de voitures sur ce chemin vicinal, mais il se méfie quand même parce que l’entretien du vélo laisse à désirer, pas de lumière, pas de garde-boues, pas de freins, tout juste deux roues. Un mois que la bande ne l’a pas vu, les retrouvailles étaient touchantes et furent arrosées comme il faut. Chacun a dû payer deux ou trois tournées pour renouer complétement les liens. Même Marcel de cheval, qui n’est pas le premier à payer. A ce qui se dit, « il fait de l’élevage d’hérissons dans ses poches ! ». Et bien il y a été de ses deux tournées. Germain était si content qu’il a sorti le Champ pour conclure la soirée. Faut dire que la bande lui avait laissé un beau pécule de festouille. Bon, il n’était pas obligé, mais c’est un vrai ami ce Germain, qui a les mots pour parler à ses bons clients. La fiesta s’est terminée sur le coup de trois heures du matin, chacun n’était pas frais frais. Il y avait du tangage. Ils ont tellement rigolé que Zézette et Emilio, n’ont pas pu s’empêcher de pisser dans leurs brailles. Bor est rentré le vélo à la main, dans les moments de déséquilibre, le funambule ne se sépare pas de son balancier.

Bor rumine cette soirée, il y a pensé toute la journée, mais il n’en est pas si fier que ça. Ce matin il n’est pas allé au boulot, il a téléphoné en déclarant un début de grippe, sa voix avinée de la veille l’a beaucoup aidé. Il s’est levé à midi, il n’avait pas faim. Une bonne murge ça te coupe net l’appétit. Il a bêché le petit carré à droite de la maison, là où Lina voulait planter des dahlias, on ne sait jamais. Ce travail lui a pris l’après-midi. Il a dû se mettre à l’abri deux fois dans le garage car il a été surpris par une putain de giboulée à vous glacer les os. Et comme chaque soir, il se retrouve à la table, seul avec sa bouteille de Gris. La température a bien baissé avec ces saucées. Ce soir la fenêtre et la porte-fenêtre restent closes. Il a fini de manger depuis longtemps, une boite de harengs avec des patates c’est vite enfilé. Et il attend. Quoi ? Il ne saurait pas le dire, si… Que le temps s’accélère et passe et passe et que disparaisse cette soirée. « Circulez, y’a rien à voir. » Il ne lit plus, il n’a même pas la télévision pour lui passer le temps. C’était une décision commune avec Lina, pas de TV pour te dévorer ta vie. Quel plaisir de discuter ensemble le soir en mangeant sans cette boite qu’ils avaient définitivement exclu de leur foyer.

Il repasse la rhétorique bien huilée de Lina argumentant. Lui, il aurait été plutôt pour, il adore les films. « – Abêtissement et abrutissement progressif assurés. » disait-elle. « – Le gogo devant son écran avale tout ce qu’on lui présente et devient rapidement un objet de manipulation. Abrutis, fascinés par la boîte soi-disant magique les gens oublient ce qui les entoure, d’où une dégradation de la vie sociale, familiale. ». Ah, elle l’avait travaillé son sujet, c’était une militante Lina. Il ne peut pas éviter de penser à elle, c’est plus fort que lui. Il se resserre un verre, deuxième bouteille, il va freiner ce soir après sa cuite d’hier. Il sent ses yeux le piquer, il ne va pas faire de vieux os. Et il retombe dans le cheval de bataille, tant évoqué par Lina. « – Bor, les médecins affirment que regarder la télé trop souvent nuit à la santé : les yeux en souffrent et les gens deviennent obèses. Ça devient une vraie drogue dont ils sont dépendants. ». Il se laisse bercer une nouvelle fois par ces mots tant entendus. Il l’écoutait toujours avec attention et parfois le débat s’engageait. Il buvait ses paroles, il aimait son éloquence. Il l’aimait. « – Pour les sociologues, cette brutalité filmique est une des principales causes de violence des jeunes d’aujourd’hui. Le crime de sang est banalisé, le meurtre devient une habitude. Augmenter les émissions culturelles. Bannir l’excès. Garder l’esprit critique. Éviter de zapper aveuglément devraient être les maîtres mots du téléphile, voire du téléphage… ».

L'arbre aux corbeaux de Caspar David Friedrich
L’arbre aux corbeaux de Caspar David Friedrich

Insensiblement, Bor commence à donner de la tête, à s’assoupir, prélude à une descente dans les limbes. Quand il entend comme un bruissement sur les vitres de la porte-fenêtre, un tapotement. Quelqu’un frappe au carreau. Un visiteur à cette heure et qui ne se fait pas connaître à la porte d’entrée, c’est surement un familier. Pourtant le cœur de Bor bat à tout rompre. Pas un de la bande, ils ne viennent jamais ici. Lina peut-être ? Un passant attardé qui a besoin d’aide ? Une terrible appréhension l’envahit, il ne bouge pas, réfléchit en regardant la porte-fenêtre. Plus il regarde, plus l’angoisse monte. Pas de nouveau coup, une illusion peut-être, une hallucination surement. Pour apaiser les battements de son cœur, il se lève et regarde à travers les vitres, rien. Il ouvre la porte, les ténèbres, point. « – Il y a quelqu’un ? » Pas de réponse. Plus fort. « – Il y a quelqu’un, je m’étais assoupi, je n’ai pas répondu immédiatement. » Rien. Bor inspecte encore une fois l’obscurité et retourne dans la maison, se verse un gorgeon et boit, debout. Il a à peine terminé sa goulée, qu’un nouveau frôlement plus fort que le premier se fait entendre à la fenêtre cette fois-ci. Il se dit que le vent lui joue des tours. Mais par acquis de conscience il va ouvrir la fenêtre et un majestueux corbeau rentre dans la pièce dans un battement d’aile impétueux. Il se perche sur un faitout du buffet en chêne, et plastronne sur ce trône de fortune.
Z G Corbeaux  (3)
Bor n’en croit pas ses yeux. Ce superbe oiseau installé comme s’il était chez lui, regarde fièrement Bor. Allure hautaine d’un grand seigneur. Plumage brillant aux rémiges irisées bleu-violet. Les ailes sont effilées et pointues. Les yeux sont sombres, presque noirs. Il fait de légères révérences avec sa tête. La gravité de sa posture impressionne Bor qui s’assoit en face de l’oiseau et le regarde, incrédule. Ils restent comme ça un moment, s’observant, se scrutant, se considérant mutuellement. Pourtant à un moment Bor se dit qu’il doit engager la conversation avec ce prince. « – Corbeau…Noir comme l’ébène. Mystique comme la lune. Parle-moi et je répondrai. » Et le corbeau dit : « – Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin écoute. La visite de Munnin, messager d’Odin, signale que le temps est venu de répandre la lumière dans les ténèbres. J’annonce une période où nous devons être à l’affût d’une magie neuve, d’occasions nouvelles, un temps où l’on ne doit pas laisser passer sa chance. ».

Munnin messager d'Odin
Munnin messager d’Odin

Ayant dit ces paroles, l’oiseau noir aux reflets bleutés quitte son piédestal avec autorité dans un bruissement très léger, presque imperceptible et rejoint la nuit pour d’autres mystères.

Bor reste longtemps incertain, cloué sur sa chaise par les mots de cet être surnaturel. Les paroles de l’oiseau ancrées dans la tête. Il se lève, jette un œil à la porte fenêtre et distingue deux ombres qui s’envolent de la cime du frêne situé au milieu du terrain. Elles passent en frôlant la fenêtre, comme s’y elles voulaient s’assurer que les mots de Munnin avait fait leur effet. Puis disparaissent dans l’obscurité. Bor rentre, cherche dans le bas du buffet quelque chose de fort, trouve la bouteille à moitié vide de gnôle, s’en sert une bonne rasade et la boit cul sec.

(à suivre)
Tête

.3 – Les messagers d’Odin

Bor n’a pas dormi de la nuit. Il retrace sans interruption cette veillée fantastique. Il en arrive même à se demander s’il a vraiment vécu cette apparition ou s’il a eu des visions. Avec la murge ramassée la veille, il ne suffit que d’un moment de fatigue et l’hallucination commence. Chaque objet prend une apparence effrayante, vivante, monstrueuse. Une casserole te parle, te fait la morale, rentre dans ton être. Où même ton âme se transforme en casserole, tu deviens casserole. Tout devient inexplicable, les métamorphoses les plus farfelues te guettent. Les lumières deviennent animaux aux couleurs étranges. Les couleurs te parlent, se présentent, cohabitent avec toi et quand le vent se lève, le vent se lève toujours dans ces cas-là, il est violon, violoncelle, tambours, orchestre symphonique. Énorme, une casserole métamorphosée en corbeau qui te parle avec orchestre symphonique. Bor essaie de se faire rire lui-même, de ne pas y croire, de prendre cela à la blague.
Il ne veut pas en parler à la bande, ils se moqueraient bien de lui. « – A oui, hier soir je te la donne en mille, mon vélo est rentré dans la cuisine en tournant les fesses et il s’est mis à me draguer… ». « – Mieux moi, mieux les gars, une soucoupe volante stationne devant chez moi, une petite femme verte bio en sort et m’invite à la suivre… Et vous savez où elle m’a emmené ??? Dans la lune, dans la lune elle m’a emmené les gars !!! ». Et les zigoteaux, de se déhancher pour dire ces blagues, de s’esclaffer, de se tordre de rire au dépend de Bor. La bande se régalerait bien avec ce récit de corbeau bavard, il n’est pas question qu’il dise le moindre mot.

Avec ce nouvel évènement Bor s’est fait porter pâle pour la semaine, une semaine de récupération et il pourra affronter de nouveau la difficile sinécure du bureau. Il n’a pas dit au toubib, qu’un corbeau était venu l’entretenir durant la soirée, pas fou. Il a prétexté une grande fatigue, avec un début de dépression, le docteur Martial est compréhensif. Le midi après avoir mangé une casserole de nouilles, il a siroté quelques verres de gnôle, pour réfléchir. Il voulait tailler ses rosiers, mais il a la flemme et cette rencontre nocturne le turlupine. Il a pourtant taillé deux rosiers durant son après-midi. Les deux que Linda préférait.


Le « Papa Meilland » un Hybride de Thé à grandes fleurs d’un rouge velours sombre au parfum exceptionnel d’épices et de miel. Le vendeur lui avait expliqué que les hybrides de thé constituent un groupe issu du croisement de deux types de rosiers. D’une part les rosiers à odeur de thé, et d’autre part, des hybrides remontant. Il aime bien ses rosiers Bor, et il a besoin d’en parler, il n’est pas orgueilleux, mais là dans son domaine on peut lui demander des explications et il s’emballe facile. Et puis il a commencé à tailler « l’Iceberg », son chouchou, son favori. Très florifère, il présente de grandes masses de fleurs blanches tout au long de la saison. Une beauté ce rosier. De plus, ses feuilles robustes l’aident à résister aux maladies. Quand il taille, attentionné, il parle à ses roses, les admire, les caresse du regard, les bichonne, les bouchonne, les cajole, les câline, les chatouille, les choie, les courtise, les dorlote.

C’est sa passion, car au milieu de ses rosiers il retrouve les paradoxes de cette vie dans laquelle il a tant de mal à surnager. Il aime les roses car leur beauté est aussi grande qu’éphémère et de plus, elles ont la particularité de pousser sur des tiges épineuses. Elégance et violence, deux caractéristiques qui ne manquent pas de faire une comparaison facile avec la vie, la jeunesse et le bonheur… Belle au matin et fanée le soir, la rose montre bien là, la fragilité de la beauté. Une splendeur, capable de blesser, avec ses épines, la main qui la cueille. Les contradictions de la vie.

Durant tout l’après-midi, il a accompagné son travail à la bière. Il voit arriver la tombée de la nuit avec un petit pincement au cœur. Bah! On verra bien ce qui arrivera. Pour le diner il se met la « Pizza congelata » au micro-onde. Il a laissé la porte-fenêtre et la fenêtre ouvertes, on ne sait jamais… Il en est à sa deuxième bouteille de Gris, la sueur commence à perler sur son front dégarni.
Ces yeux avinés commencent à le piquer. Pas un son à l’extérieur, une nuit étale où le temps semble arrêté. Comme pour les marins en pleine mer c’est l’embellie. La mer est calme sous le ciel étoilé. Voile lisse et tranquille. Pas une onde ne vient rider sa surface, seule la lune éclaire les flots de cette nuit d’huile. Intemporelle et incolore, elle reste imperturbable comme si rien ne pouvait jamais la changer. Et pourtant… Pourtant quelques vibrations se forment maintenant et le vent, son allié, commence à souffler une petite brise pleine du parfum des sapins. Et c’est comme le souffle léger d’un enfant sur une coccinelle : « … envole toi demain il fera beau… ». Les nuages arrivent et cachent une lune à demi pleine : il fait de plus en plus sombre… Et tout à coup deux superbes corbeaux rentrent dans la pièce dans un impétueux battement d’ailes. L’un se pose comme la veille sur le faitout de cuivre, Bor croit le reconnaître, Munnin. L’autre plus discret se perche sur le haut de la porte fenêtre.
G Corbeaux (81)
Comme la veille Munnin prend la parole : « – Bonsoir Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin. Je ne suis pas venu seul ce soir, je te présente mon frère Hugin l’esprit, capable de prédire l’avenir et moi Munnin la mémoire, capable de voir le passé. Depuis très longtemps messagers, gardiens et prophètes du dieu Odin. Alliant raison et expérience, esprit et mémoire, nous avons pu devenir ce que nous sommes aujourd’hui, semblables aux humains. ». L’effet de surprise de la veille passé, cette conversation semblerait presque normale à Bor. Il se carre confortablement dans sa chaise face aux volatiles, son inséparable verre dans la main. Munnin après ses présentations, fait une pause, comme s’il souhaitait que Bor intègre bien ses paroles.

Cro-âââ, cro-âââ, après deux raclements rauques de gorge, Hugin s’installe mieux sur son haut de porte, redresse sa tête métal et enchaîne : « – Depuis toujours, nous les corbeaux, nous avons été des passeurs. Nous sommes essentiellement des messagers, des liens, des traits-d’union entre vous les humains, et les animaux, les oiseaux, toutes les autres forces. Et nous t’attendions Bor, nous t’attendions… Enfin te voilà ! Nous avons eu beaucoup de patience, mais aujourd’hui, nous sommes au terme de notre quête. Nous attendions l’humain à qui nous pourrions parler et qui serait apte à nous entendre, apte à nous comprendre et c’est toi. Nous voulons te proposer un traité d’alliance, Bor. Un Pacte. ». Bor a un mouvement de recul, d’incompréhension, un questionnement : « – Vous… m’attendiez ? ».


Munnin reprend la parole et explique : « – Oui Bor, fils de Bùri dans la mythologie scandinave ton prénom signifie que tu es père d’Odin, dieu souverain de la mythologie nordique, dieu des morts, de la victoire, du savoir, de la guerre, de la poésie, de la magie et des prophéties. Appelé « Père-de-tout », il est le créateur de la terre et de l’humanité, sa colère est crainte par les humains. Nous sommes ses messagers. »
Hugin se dandine sur son perchoir signifiant surement qu’il souhaite reprendre la parole : « – Ton prénom n’est pas banal, ta ligné te l’a attribué en connaissance de cause. Maintenant, selon la prophétie, des Corbeaux te sont apparus, tu es sur le point de vivre un grand changement. Cela veut dire que tu vas cheminer au sein du Grand Mystère, sur une autre voie. Tu as mérité de voir et de vivre un peu plus de la magie de la vie. »

Ces propos donnent à réfléchir à Bor, dont le père est Islandais, venu de nulle part, il est arrivé en France seul, sans attache, sans famille… son nom est Ólafur Josepsson. S’il se fie à ces deux corbeaux, serait-il élu ? Il n’en croit toujours pas ses yeux et ses oreilles, un léger frisson lui parcourt l’échine, il se lève prend son litre de gnôle et s’en serre un plein verre. Puis il reprend sa position face aux deux visiteurs. Munnin et Hugin, n’ont pas changé de place et regardent Bor de leurs yeux métalliques. Bor sirote.

Après cette courte pause, Hugin qui n’en a pas terminé, fait un mouvement de tête de droite à gauche, puis fixant Bor dans les yeux reprend avec son timbre guttural : « – Je parlais de la magie de la vie… Peut-être que tu as oublié la magie de la vie, en t’installant confortablement dans la routine quotidienne. Maintenant, il y a de la magie dans l’air. N’essaye pas de comprendre; tu n’y arriveras pas ! La puissance de l’inconnu est à l’œuvre et quelque chose de spécial va se produire. ». Le mystère est complet pour Bor, qui reçoit cet échange comme un électrochoc. Il ne semble pourtant pas rêver, il sent bien la gnôle à l’intérieur qui commence à faire son effet, à le réchauffer certes mais à rendre son attention plus difficile. La magie de la vie. Et Munnin qui en remet une couche pour compléter les propos de Hugin. « – Le Corbeau, c’est le messager du vide, ce grand trou noir qui détient toute l’énergie de la force créatrice. Le vide c’est le Grand Mystère qui existe avant que toute chose ne recommence. Nous sommes les gardiens des rituels de la magie et de la guérison du monde. ».

Il s’arrête de parler, regarde Hugin puis Bor d’un œil noir, ouvre un large bec qui découvre l’intérieur de sa gorge rouge sang, comme s’il voulait reprendre sa respiration pour conclure il martèle après un croâ retentissant : « – Nous guiderons la magie de la guérison, nous dirigerons le changement qui amènera une nouvelle réalité et qui fera disparaître malaises et maladies. ». Et Munnin de conclure: « – Dans trois jours, à l’heure où se couche le soleil, où s’éveille la nuit, où se lèvent les ténèbres, nous reviendrons et nous te guiderons vers Le Pacte. Prépare-toi Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin. ».
Odin, Munnin et Hugin
Odin, Munnin et Hugin

L’air fou, presque hagard, les yeux à la fois vagues et dilatés par tant de diablerie, de magie, d’ésotérisme, Bor voit ces mystérieux oiseaux reprendre leur envol d’un vigoureux coup d’aile et disparaitre dans l’obscurité. Alors il semble à Bor que l’air devient plus épais, plus poisseux, plus gluant, plus lourd, les corvidés ont rompu le charme en partant. Il se sert un nouveau verre de gnôle, qu’il boit d’un trait et s’écroule inconscient sur sa table.

(à suivre)

.4 – La quête des sources

Le lendemain, le réveil sonne hard. Mais dans son semi délire, dans cette inconscience vineuse, Bor a pris une décision. Cette décision est-elle née dans les vapeurs d’alcool, dans la sauvage griserie animale de la veille ? Peu importe. En montant dans sa Clio-Gordini des phrases lui trottent dans la tête, celles qu’il s’amusait à dire aux amis chez Germain. Des fulgurances qu’il aimait à scander avec emphase et solennité en levant son verre et en mirant le liquide divin : « In vino veritas », la plus ringarde. Une autre qu’il éructait plutôt lorsque par mégarde il s’aventurait en terrain aqueux : « In vino veritas, in aqua sanitas. Dans le vin, la vérité, dans l’eau, la santé ». Une maxime surement imaginée par un de ces culs serrés des ligues anti alcoolique.

Mais aujourd’hui, il est presque à jeun, à part le petit rince cochon au rhum d’après petit-déj. Et en roulant vers la ville, il déroule le film de sa soirée passée. Ce n’était pas un mirage, pas une chimère, deux plumes noires gisaient sur le faitout de cuivre. Les deux volatiles noirs et fiers, Munnin et Hugin. La force de leur propos « Nous t’attendions, nous t’attendions… Enfin te voilà. ». Et puis cette ultime parole « Nous te guiderons vers le Pacte ». Incroyable. Abracadabrant et rocambolesque. C’est pourquoi dès les premières brumes matinales dissipées, et après une douche bouillante revigorante il se décide de partir en quête de sources sur ces volatiles afin d’éclaircir ce Grand Mystère révélé.


« Après le vin, sort le secret », une autre maxime qu’il balance souvent comme affirmation implacable. Et cette fois ci on allait bien voir quel secret allait produire il vino… En arrivant en ville, il fonce directement « Au presse papier », une librairie bien achalandée en bouquins sérieux. En rentrant dans le magasin il s’adresse au vendeur qui lui semble le plus âgé. « – Auriez-vous des ouvrages sur les corbeaux, corneilles ou autres corvidés, lui demande-t-il? ». Après quelques recherches le vendeur lui propose « Corbeaux et Corneilles », Bor lit la quatrième de couverture « Est-ce parce qu’ils sont le plus souvent noirs? Parce que leurs cris sont peu harmonieux ? Parce qu’ils sont parfois ressentis comme des nuisibles ? Toujours est-il que la plupart des corvidés ont mauvaise réputation. Et pourtant, cela n’a pas toujours été le cas… Il fut un temps où les peuples nomades les considéraient comme leurs ancêtres et les vénéraient. Plus récemment, ils furent même protégés car ils rendaient bien des… « . Cet ouvrage invite à faire connaissance avec les corvidés européens et à entrer dans leur intimité. Un autre livre lui est proposé « Le corbeau » d’Erik Sablé : « Ce livre présente le corbeau avec ses particularités qui font qu’il est unique : son couple, son nid, ses jeux, sa manière de se nourrir… ». Bor achète les deux livres, sort du magasin. Sur le trottoir il ne peut pas s’empêcher de jeter un œil sur ses acquisitions et se dirige vers le premier bistrot trouvé. Il s’installe à la terrasse et commande un double baby… sec.
« … La Corneille noire est omniprésente et nous est familière. Son plumage foncé se nuance de quelques reflets métalliques. Le Grand Corbeau, qui lui ressemble, est deux fois plus grand, mais on ne les distingue pas forcément au premier coup d’œil s’ils ne sont pas côte à côte. On confond également la Corneille avec les jeunes Corbeaux freux de la même taille… ». Un amalgame d’observations qui ne vont pas lui faciliter la tâche. Entre deux lampées, Bor continue sa lecture… « … Par corbeaux, on entend communément dans nos régions, trois espèces très différentes. La corneille noire, le corbeau freux et accessoirement le choucas des tours. La corneille noire est parmi ces espèces familières, la plus grande. Elle est entièrement noire, yeux et bec compris. Celui-ci est puissant avec une mandibule supérieure bombée et recouverte à la base de plumes. Le corbeau freux, noir également, a cependant le bec en partie gris, apparaissant plus long car dégarni de plumes à sa base, ce qui fait paraître une zone de peau nue blanc-grisâtre. Autres signes distinctifs par rapport à la corneille, le front plat et le crâne pointu ainsi que le plumage du ventre recouvrant le haut des pattes comme un genre de bermuda trop large. Le choucas des tours se démarque nettement de ses cousins. Plus petit, il a la nuque gris clair et l’iris gris pâle, très visible dans le masque noir. Quant au Grand Corbeau qui vit dans les Alpes, c’est un Oiseau puissant au bec vigoureux et aux plumes ébouriffées sur la gorge; en vol, sa queue cunéiforme et ses ailes proportionnellement plus longues permettent de le distinguer de la Corneille… ».

Ces informations ornithologiques l’intéressent, mais il souhaiterait approfondir, il change de livre, commande un autre baby et dévore les pages de plus belle. Des constats s’encrent pêle-mêle dans sa mémoire…
« … Dans l’histoire de la peinture, ils sont présents dans tous les tableaux de champs de batailles et dans tous ceux de paysages désolés d’hiver. Ils symbolisent la tristesse et le malheur. Suprême opprobre, ils ont même donné leur nom aux dénonciateurs anonymes…
… De robe noir jais, croassant fort, souvent en très grand nombre et volontiers charognards, il n’est guère étonnant que du temps où la superstition remplaçait la science, ils aient reçu une telle charge symbolique, mais totalement injustifiée. En cela, ils ont connu le sort de bien d’autres animaux : chouettes effraies, chauves-souris, crapauds, couleuvres et bien sûr le loup…
… En réalité pourtant, les corbeaux ont des comportements qui sont ou étaient considérés comme des vertus par les hommes : fidélité, courage, prudence, intelligence et sociabilité. Les couples restent unis pour la vie…
… L’intelligence du corbeau a peut-être suscité l’ambivalence de sa réputation, entre génie et noirceur, entre bienveillance et cruauté, entre perversité et naïveté…
… Le corbeau, sans référence à une espèce en particulier, a une influence considérable sur la culture humaine, puisqu’on le retrouve aussi bien dans les mythes et contes traditionnels européens, amérindiens nord-américains, sibériens ou nordiques, dans les légendes et la littérature de toutes les époques. Il y joue le plus souvent un rôle de fripon, de héros, ou contribue par sa ruse à la création de l’homme… »
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Une phrase qui interpelle violemment Bor: « Il contribue par sa ruse à la création de l’homme. ». Pourtant après avoir parcouru ce deuxième livre, il a la certitude qu’il ne trouvera pas d’informations dans ces livres sur la symbolique, la sorcellerie, les croyances, l’ésotérisme liés à ces auguraux oiseaux. En relisant ces derniers mots, « création de l’homme », une idée, un nom lui vient subitement, comment ne pas y avoir pensé plus tôt. Mochè est le seul qui puisse l’aider.

Mochè Luzzato, le bouquiniste, touche à tout passionné, d’alchimie, d’astrologie, de cartomancie. Le spécialiste sur la place en ce qui concerne les sciences occultes moyenâgeuses. Un sage, philosophe, érudit qu’ils avaient rencontré avec Lina lors d’un débat dans une libraire parisienne. « Antiquité magique et Moyen-âge occulte, ou l’héritage de la magie antique au moyen-âge ». Une soirée où l’avait un peu trainé Lina mais qui l’avait passionné. Lina avait une tendance gothique, comme elle disait. A ceux qui lui faisaient des réflexions sur ses habits noirs, elle répondait, cinglante : « – Les gothiques s’habillent de noir, mais leurs âmes, elles ne sont ni lugubres ni perdues. Le pacifisme et le respect de l’autre sont les notions clés du gothisme ». Ah! Cette Lina, une militante, une rebelle. Lina et Mochè avaient posé de nombreuses questions pendant le débat entre Jean-Marc Mandosio, spécialiste du latin technique de la magie et de l’alchimie et Nicolas Weill-Parat, spécialiste d’histoire médiévale. Et après le débat ils s’étaient retrouvés, avaient pris un verre ensemble, avaient fait connaissance et, fin du fin s’étaient aperçus qu’ils habitaient en Sologne, à 20 kms les uns des autres. Ils s’étaient revus plusieurs fois chez Mochè et toujours avec le même plaisir et le même intérêt de découverte mutuelle. Depuis sa séparation avec Lina, Bor n’avait pas reparlé au père Luzzato, 85 ans il avait Mochè.

Bor se retrouve dans sa « Gordini », c’est comme ça que ses copains appelaient sa vieille Clio sans âge, pour le moquer. Mochè habite de l’autre côté de la ville, dans l’ancienne juiverie, près de la place du Châtelet.

(à suivre…)

.5 – Mochè le bouquiniste

En arrivant chez Mochè, à « la Nef des Fous », immédiatement Bor est submergé par cette bonne odeur de vieux livres, cette bonne vieille odeur d’autrefois, l’odeur des armoires de Noémie sa grand-mère. Une poignante fragrance de papiers, de poussières qui s’étale en nappes épaisses dans l’atmosphère de la pièce.

Moché est derrière une grande table, son bureau, recouverte, bourrée, hérissée de piles hélicoïdales de livres. Un livre à la main qu’il brandit amoureusement, il converse avec une cliente, elle boit ses paroles. En voyant Bor rentrer, Moché lui fait un signe amical, tout sourire. Mochè est un petit homme sec, légèrement vouté. Sur son visage anguleux, parade un nez pointu aux larges narines. Des petites lunettes rondes d’intellectuel cerclent ses yeux perçants. Moché est un véritable catalogue vivant, capable d’enregistrer et de retrouver les références d’un nombre incommensurable de livres. Dans le quartier on ne le désigne guère que par son prénom Mochè, voire pour les familiers Momo.

Sa fabuleuse petite boutique, une antre du savoir, une caverne de culture, un repaire de connaissances, mais petite, si petite cette boutique. Elle s’étire en un long couloir, le plafond strié par une charpente de Fines poutres. Sur les murs, partout, des posters incitant à la lecture tapissent la pièce principale. Un d’entre eux, attire particulièrement le regard, il est judicieusement placé au-dessus de la tête de Moché, il stipule en lettres grasses énormes sur fond rose : « Êtes-vous livre ce soir ? » Sur les étagères en bois vermoulues des centaines de livres alignés, sur le sol des amoncèlements de revues et de journaux, ici des empilements, là-bas des entassements, ailleurs des tas. Un méli-mélo de littérature pêle-mêle, une caverne d’Ali Baba de recueils, de fascicules, d’écrits, de volumes, de manuscrits. Un vaste fatras sur lequel vogue allègrement Mochè.

D’un mouvement vif, il part dans son arrière-boutique. Après quelques minutes il revient l’objet de sa recherche au bout des mains, le regard victorieux. Il le donne à sa cliente qui le feuillette avec avidité. Pendant ce temps, il vient embrasser Bor, heureux de le revoir. Bor a juste le temps de lui montrer son plaisir des retrouvailles et de lui dire, rapidement, l’objet de sa quête sur les corvidés.



Cette requête a un effet immédiat, et déclenche chez Mochè une onde de bonheur. Il se met à déclamer dans son magasin et débite un cours, comme voilà trente ans, lorsqu’il planchait devant un amphithéâtre d’étudiants : « – Les corvidés, corvidae, du latin Corvus qui signiFie la malédiction est un genre d’oiseau qui comprend une cinquantaine d’espèces connues sous leur nom vernaculaire de corbeau, corneille, freux, choucas, etc. Le terme « corbeau » est usuellement utilisé pour désigner les espèces du genre lorsqu’on ne sait pas les identiFier précisément. Proportionnellement à leur masse corporelle, les corvidés sont les oiseaux qui possèdent le plus grand cerveau. Ils se signalent par certains comportements particulièrement intelligents. Oiseau prophétique, le corbeau est un symbole qui apparaît dans toutes les mythologies et plus particulièrement dans la mythologie scandinave. ».

On sent que ces prolégomènes de Mochè, ne sont qu’une introduction à un savoir important et surement complet concernant le sujet actuel : « Corvus ». Il s’arrête pourtant, fait une pause, se redresse, bombe le torse et, tel un dieu nordique, une main sur l’épaule, il dit calmement :  » – Odin, roi des dieux, était aussi puissant qu’inquiétant. Dans sa représentation, deux corbeaux sont perchés sur son siège. L’un est Hugin « l’esprit », l’autre Munnin « la mémoire ». Deux loups se trouvent également près du dieu. Les deux corbeaux symbolisent le principe de création, tandis que les loups représentent le principe de destruction. Amen ! »

À ce moment, c’est un autre homme: il narre en gesticulant de tout son corps, vibrant chaque instant de son exposé. Puis il part d’un grand éclat de rire, un rire immense, communicatif. Bor, rit aussi, ainsi que la cliente. « – Cher ami, cher Bor, je peux t’en dire et t’en lire comme cela toute la soirée, le Corbeau est mon animal fétiche, mon gri-gri, mon porte bonheur, j’adore cette bestiole. A 19h je ferme la boutique, reviens, je t’invite à diner et tu pourras me poser toutes les questions que tu souhaites. »
Bor sort de « la Nef des Fous », heureux mais claqué, ces chocs à répétition l’épuisent. Il se réjouit pourtant de la discussion qu’il va avoir avec Mochè, tout ce qu’il espérait. Mochè a bien parlé de Munnin et Hugin, ces deux visiteurs, il n’avait donc pas eu d’hallucinations. Il est 17h, il a deux heures à tuer avant de retourner chez son ami. Il rentre dans une taverne, s’assoit à une table et commande un demi. Puis il se replonge dans la lecture de « Corbeaux et Corneilles » de Georges Olioso.
(à suivre)

. Interludio

Arrivés au milieu de la nouvelle, avant le diner de Bor chez Mochè Luzzato, ne serait-il pas temps de prendre un petit moment musical, une pause chants, un intermède mélodieux… Les productions sur le thème des corbeaux sont nombreuses et toutes souvent très intéressantes.
Voici mes choix, commençons par l’inévitable :

Léo Ferré – Les Corbeaux d’Arthur Rimbaud



Poursuivons par la nostalgie :

Marcel Mouloudji – Les Corbeaux


Et puis une touche plus pompière :

« Le vieux corbeau » de Pierre Louki


Et enfin une incontournable romance populaire anglaise qui date de 1611 :

The Three Ravens – Andreas Scholl

THE THRE RAVENS
Il y avait trois corbeaux posés sur un arbre.
Ils étaient aussi noirs qu’ils pouvaient l’être.
L’un d’eux dit à son compagnon :
«Où prendrons-nous notre déjeuner ?
– Là-bas dans ce champ vert,
Il y a un chevalier tué couché sous son bouclier.
Ses chiens sont couchés à ses pieds,
Si bien qu’ils peuvent garder leur maître.
Ses faucons volent si farouchement
Qu’aucun oiseau n’ose venir près de lui.
Une biche fauve arrive là-bas
Aussi enceinte que possible».
Elle souleva sa tête ensanglantée
Et baisa ses blessures qui étaient si rouges.
Elle le mit sur son dos
Et l’emporta vers une fosse en terre.
Elle l’enterra avant l’aube.
Elle était morte elle-même avant l’heure des vêpres
Que dieu envoie à chaque gentilhomme
De tels faucons, de tels chiens et une telle amante.
Thomas Ravenscroft

(à suivre)
Esquisse (1)

. 6 – Une soirée dans « la Nef des Fous »

Quatre demis et deux doubles whiskies plus tard Bor se retrouve chez Moché. A cette heure-là, la rue des Juifs est particulièrement tranquille. Une population de bobos siège désormais dans cet ancien quartier populaire devenu quartier cossu de capitale régionale. L’homoboboïtus dit être citoyen de la ville monde et de ce quartier village, qu’il aime appeler, sa Juiverie. Le bobo est à l’aise dans la mondialisation. Il privilégie à la fois le très loin et le très proche. Ses enfants ont, en général, plus voyagé à 10 ans qu’un Français moyen dans toute sa vie. Bor s’amuse souvent de la boboïtude avec ses amis.


Deux coups de sonnette très brefs et Mochè vient l’accueillir à la porte qui jouxte le magasin. Après l’embrassade traditionnelle Mochè invite Bor à le suivre dans l’escalier qui mène à l’appartement du premier étage. C’est un escalier en colimaçon comme il les aime, du chêne massif et chevillé. L’appartement de Mochè est lui aussi très beau et très bien restauré. Seules les poutres et les tomettes ont été conservées par les professionnels du bâtiment. Dans la pièce, totalement recréée, une partie déplafonnée redonne du volume à l’espace. L’ensemble, même le bois, a été repeint en blanc pour amener de la lumière, mais dans un esprit contemporain qui garde la chaleur de l’ancien. Un grand tapis persan blanc agrémenté de motifs noirs recouvre partiellement les tomettes terre de Sienne et donne à la pièce une chaleur enveloppante.
Mochè fait installer Bor dans un fauteuil en cuir élimé. Sur une table basse une bouteille de Bourgogne est ouverte, le vin préféré du bouquiniste. Mochè va pour servir Bor quand la sonnette retentit brusquement. « – Ah! Je vais ouvrir, excuse-moi deux minutes camarade! ». Le ton de voix de Mochè est plus enjoué qu’à l’habitude. Ses yeux rigolards et son air amusé n’échappent pas à Bor. Mochè vit seul depuis que Bor le connait et il lui plait de dire « Qu’au grand jamais, il ne trompera ses livres avec une femme et que tous ces écrits le lui rendent bien ». Plus jeune il avait vécu avec plusieurs femmes, qui l’avaient quitté les unes après les autres. Ce doit-être difficile de vivre avec un catalogue vivant.

Bor en est là de ses réflexions, lorsque Mochè, tout sourire revient dans la pièce. « – Ami, une surprise, non, deux surprises pour toi ! ». Et Bor voit rentrer dans la pièce, Lina, tout de noir vêtu, comme à son habitude et Anja qui court à travers la pièce et vient s’écraser dans les bras de son père. Après avoir câliné sa petite fille chérie, Bor se lève et regarde Lina tout en gardant les mains sur les épaules de sa puce. Un petit sourire fleurit sur les lèvres groseille de Lina. Derrière ses lunettes Mochè, l’entremetteur, observe la situation et dit à Bor : « – Je me suis dit que l’on pouvait convier ces deux adorables personnes à notre soirée, alors ipso-facto, les voilà. ». Bor fait un pas vers Lina qui ne bouge pas. Puis, il se décide à aller l’embrasser, lui, il l’aime toujours autant. Lina accepte le baiser amical de son ancien compagnon, le retour n’est exécuté que du bout des lèvres. Mochè casse la gêne de ces retrouvailles forcées par un jovial « – A table! ». Anja ne quitte pas son père d’une semelle et se blottit près de lui lorsqu’il s’assoit. Lina s’installe à côté de Mochè.


« – Eh bien ce soir pour agrémenté ma conférence « Corbus », je vous ai préparé un repas dans le ton, si je puis dire, linguines à l’encre de seiches, poivrons grillés et chorizo, tout le monde aime ? ». Les amis de Mochè acquiescent chaleureusement. Mochè dépose la bouteille de Bourgogne sur la table après avoir servi Lina et Bor. Anja a droit à un Orangina avec une paille, pour son plus grand plaisir. Mochè part à la cuisine chercher le repas. Durant l’absence de Mochè les deux anciens compagnons échangent amicalement sur Anja : sa nouvelle école, les activités extra-scolaires, la danse, la musique. Profitant de ces échanges sur leur gamine, Bor admire son ancienne compagne et ce côté gothique romantique toujours présent. Longs cheveux noirs enrubannés de mauve, maquillage noir très prononcé et lèvres rouges, bustier noir décoré de roses en velours et en imitation cuir doré, lacé dans le dos, jupe courte en satin noir bordée de dentelles mauves, enfin l’éternelle triskèle de culture celtique en pendentif. Pour Lina l’image du corps, le paraître, l’apparence, doivent être en adéquation avec l’être, c’est ce qu’elle dit. Tout doit-être entretenu au millimètre près: coiffure, maquillage, vêtements, bijoux. L’humain devient une œuvre d’Art en perpétuelle mutation, son image en permet l’expression. Un gothique recherche la fantaisie, l’originalité et la provocation. Il aime se montrer, s’exposer et attirer le regard de l’autre sans crainte de son jugement. Aussi Lina, exprime-t-elle un rejet violent par rapport à l’uniformité, aux conventions, à la domination de la norme, dans une opposition affirmée. Le gothique revendique sa différence et son indépendance, certifiait-elle : il conçoit la vie autrement. Et surtout, surtout, il célèbre l’art sous toutes ses formes. Bor se souvenait des livres de chevet de Lina : Baudelaire, Lautréamont, Poe, Lovecraft, Sade, Artaud avec sa réécriture du Moine de Lewis. Des chanteurs qu’elle préférait Marilyn Manson, The Cure, Dead Can Danse et leur superbe The Host of Seraphin.

Après avoir mangé la spécialité italienne de Mochè, Anja montre des signes de fatigue en se pelotonnant contre son père. Bor la prend dans ses bras et l’installe confortablement dans un des fauteuils pour qu’elle puisse dormir. Mochè attend son retour en échangeant avec Lina sur leur passion commune, ésotérisme et occultisme. A son retour, Mochè attaque sa conférence. « – Bor m’a demandé tout à l’heure de la documentation sur les Corbeaux, je pense qu’il va faire une thèse sur le sujet, j’ai imaginé Lina que cela pouvait t’intéresser. ». Bor ne dément pas les propos de Mochè et fait mine de croire à la raison évoquée sur la présence de Lina. Bor sait que Mochè les aime bien tous les deux et que leur séparation le rend triste. Une manœuvre donc.

« – Mes amis, je commencerai mon exposé par une parabole comme le fit le Christ : Les fruits ont sérieusement besoin d’être cuits par le feu ou adoucis par le gel pour être consommables. Dans nos campagnes circule une étrange recette de cuisine. Si vous voulez manger un corbeau, il convient de placer l’oiseau dans une marmite pleine d’eau bouillante, après lui avoir enlevé toutes les plumes. Au fond de la marmite on met également une pierre trouvée sur le chemin. La durée de la cuisson du volatile est variable : lorsque la pierre est cuite, le corbeau peut-être servi sur la table d’hôte! ».
Mochè éclate d’un grand rire, comme à son habitude, se sert un verre de Bourgogne, du Nuits Saint Georges, se délecte avec une bonne rasade et poursuit : « – L’image que les hommes avaient des corbeaux et des corneilles était initialement très positive. Elle s’est dégradée en Europe à partir du haut Moyen-Age. Pour les civilisations celtes et germaniques, les rapports avec la nature étaient empreints de respect. Les prédateurs, notamment, faisaient l’objet d’attention et d’admiration. Une mutation des valeurs s’est amorcée sous l’influence du christianisme, modifiant les habitudes des sociétés paysannes sédentarisées. ». Puis Mochè après un temps, reprend, insistant sur chaque mot: « – Dans ce nouveau système de valeurs, les animaux domestiques et les jardins ont peu à peu supplanté les animaux sauvages et la nature. La peur de la nature, dont on s’éloignait de plus en plus, a désormais conditionné le quotidien des hommes. » Puis il continue d’une manière vive : « – Au Moyen-Age, les corbeaux et les corneilles ont été associés aux grandes épidémies et aux champs de bataille, sur lesquels ils se pressaient en nombre. Sous l’influence de la religion chrétienne, le comportement naturel des oiseaux a été interprété différemment. Jusque-là charognards bienvenus, ils furent dès lors perçus comme des profanateurs troublant la paix des morts. Leur préférence pour la viande des cadavres, la couleur noire de leur plumage et la tonalité lugubre de leurs cris: autant de caractéristiques suggérant une malédiction divine. Les rapports constants que ces oiseaux entretenaient avec la mort, les cimetières, les champs de bataille, les gibets et autres pelotons d’exécution, ont provoqué leur assimilation à des messagers de la mort, ou de toute autre forme de malheur. ». Mochè ponctue ses désapprobations en frappant la table du plat de la main droite, puis de la main gauche, alternativement : « – Pour se prévenir du mal, on n’hésitait pas à crucifier des corneilles et des pies. Lors des procès de sorcellerie, les corbeaux et les corneilles ont été stigmatisés comme compagnons des sorcières. A cette époque, la seule présence d’une corneille durant les travaux des champs pouvait entraîner des accusations de sorcellerie. Les « corbeaux » désignaient aussi les personnes qui se chargeaient des malades atteints de la peste et celles qui s’occupaient d’évacuer les cadavres. Il est fort probable que le masque de protection qu’ils portaient leur ait valu ce surnom. » Et de conclure ce chapitre : « – Néanmoins, le respect initial pour ces oiseaux noirs n’a jamais totalement disparu en Europe, et certains mythes païens sont parvenus jusqu’à nous. Souvent considéré comme le messager de la mort ou parfois oiseau de bonne augure, le corbeau est au cœur de toutes sortes de croyances. Quelles sont-elles? ».

A ce moment de son exposé, Mochè fait une longue pause, Bor et Lina respirent cette pause après avoir bu ses paroles. La bouteille de Bourgogne vide, Mochè sort de la pièce pour aller en chercher une autre. Intriguée par l’écoute si attentive de son ancien compagnon, Lina lui demande : « – Mais Bor pourquoi tu t’intéresses tant à ces oiseaux, la thèse que tu dois faire, je n’y crois pas. Qu’un mémoire sur l’œnologie te tente, je veux bien, mais l’ésotérisme du corbeau je n’y crois vraiment pas. ». Ennuyé Bor ne sait que répondre, s’il parle de ses visiteurs nocturnes Munnin et Hugin, qu’elle va être la réaction de Lina, va-t-elle le suspecter d’avoir été ivre mort et d’avoir déliré sur des rencontres imaginaires. S’il avance le travail de thèse elle ne le croira définitivement pas. Dans les deux cas il passerait pour un imbécile à coup sûr, Bor préfère botter en touche en restant dans le vague. « – J’ai entendu une émission à la radio où ils avançaient des choses incroyables sur la vie des corbeaux, un certain Michel Pastoureau spécialiste des corvidés. J’ai décidé de mieux m’informer pour voir s’il disait vrai. En plus il m’est arrivé dernièrement une histoire assez étrange et… ». A ce moment rentre Mochè avec une autre bouteille de vin. Lina qui attend la fin de la phrase : « – Une histoire étrange et… ». Bor lui répond sèchement : « – Et… je t’en parlerai, éventuellement, le moment venu. ». Mochè ressert les verres vides : « – Bon, j’en étais où ??? ». Lina lui rappelle: « – Tu en étais aux croyances qui tournent autour des corbeaux. ».

Mochè se recale dans sa chaise et continue : « – Dans la plupart des pays d’Europe, le corbeau est considéré comme un oiseau funèbre, voire comme un messager de la mort. Cet oiseau des ténèbres annonce ainsi la mort en planant et criant au-dessus de la maison du futur défunt. S’il se pose sur le toit de la maison, c’est que l’âme du mort est damnée. Ses croassements matinaux n’annoncent rien de bon pour la journée. Des groupes de corbeaux qui crient et se battent dans le ciel annoncent de grandes calamités telles que guerres, famines, épidémies. Ce fut le cas en France avant les épidémies de peste en 1551, 1562 et 1563. ». Mochè se racle la gorge et continue : « – En Bretagne, le corbeau représente l’âme de ceux qui sont morts sans avoir obtenu la rémission de leurs péchés, ou encore ceux dont Dieu ne sait pas, lorsqu’ils meurent, s’il les sauvera ou les damnera. Ils resteront ainsi sous la forme de corbeaux jusqu’au moment du Jugement dernier. Selon la légende… le corbeau, blanc à l’origine, serait devenu noir, pour s’être présenté devant Dieu, un morceau de chair humaine au coin du bec. Dieu irrité, le condamna à devenir le plus noir des oiseaux… ». Dis Mochè avec un clignement d’œil incrédule, puis continue : « – Un corbeau qui crie très tôt le matin annonce la tempête, s’il crie sous la pluie, cela signifie que l’hiver sera long, et qu’il fera beau s’il ouvre le bec au soleil. Cependant… Cependant, le corbeau peut aussi bien avoir une signification sinistre que bénéfique. Ainsi, dans les Ardennes, voir un corbeau symbolise la réussite dans toutes les entreprises et dans certaines régions de l’Allemagne, c’est un oiseau porte bonheur. En Angleterre, on dit : « – Deux corbeaux, bonheur ; trois corbeaux, mariage ; quatre corbeaux, naissance ». Les anglais disent que la dynastie royale s’effondrera le jour où les corbeaux quitteront la tour de Londres. Ils veillent ainsi sur eux en les nourrissant généreusement et remplacent tout corbeau décédé… Ah! typically British! ». Il se resserre un verre de vin et tout en sirotant continue un tour du monde « corvidesque ». « – En Afrique, le corbeau est un symbole de protection : il sert à prévenir les hommes du danger qui les menacent, tandis qu’en Amérique du Nord, le corbeau est vu comme un héros, qui organise et civilise le monde déjà créé par d’autres esprits. En Chine, il est considéré comme un oiseau solaire. Du temps des Han, des pierres sculptées montrent en effet des corbeaux à trois pattes au centre du soleil. Les trois pattes, qui sont l’emblème des empereurs chinois, représentent le déroulement du cycle solaire sur une journée : lever, zénith et crépuscule. Les Tchéous, l’une des plus anciennes dynasties de Chine, voient le corbeau comme un oiseau de bonne augure qui annoncerait leurs victoires et symboliserait leur vertu.
Au Japon, il est le symbole de l’amour familial et représente aussi le messager divin. En Grèce, le Corbeau est consacré à Apollon, c’est un messager des dieux qui remplit des fonctions prophétiques. Selon les époques et les civilisations, les croyances concernant les corbeaux ne cessent d’évoluer et de changer. Les connotations négatives sont moins fréquentes qu’on ne le pense et sont surtout apparues en Europe ces derniers siècles en raison du côté charognard du corbeau. ». A ce moment Mochè fait une longue pause. Comme deux enfants Bor et Lina, les yeux brillants attendent la suite de l’histoire.

Puis Mochè reprend d’un ton solennel et grave, teinté d’ironie : « – Je terminerai cette partie par les croyances liées à la Bible. Lors du déluge et de l’histoire de l’Arche de Noé, la Bible rapporte que Noé aurait envoyé un corbeau pour savoir s’il existait des parcelles de terre viables. Mais le corbeau n’a pas prévenu Noé de la fin du Déluge, et passe donc pour un jouisseur. Leur plumage est alors devenu noir et oui, une nouvelle fois… A croire que les croyances en veulent vraiment à son plumage… Mais à la fin des temps, les corbeaux retrouveront au Paradis leur beauté perdue, et leurs croassements se changeront en chants harmonieux pour célébrer Dieu. Cette croyance est surtout alimentée par le fait que l’expérience fut renouvelée avec une colombe qui, elle, revint avec des feuilles d’oliviers, signifiant que la terre ferme était enfin réapparue et la nourriture à nouveau abondante. ».
Mochè s’arrête, vibrant, en sueur, légèrement fébrile après ce long exposé, puis regardant ses deux amis : « – Mais je vois que les yeux de Lina commencent à papilloter sérieusement. Allez un dernier gorgeon avant le petit conte qui terminera mon récit pour cette soirée. »
Mochè sert une nouvelle tournée et termine la bouteille. Bor sent aussi la fatigue qui le gagne, depuis quelques nuits il dort si peu. Mochè enchaine: « – Je vais vous raconter pour terminer l’histoire « Du grand Corbeau et du Harfang des Neiges ». Au Canada, le grand Corbeau est l’emblème aviaire du Yukon et le Harfang des Neiges celui du Québec. Lina, tu pourras raconter ce conte à notre Anja demain soir. ».

Il se replace sur sa chaise et attaque avec sa voix conteur au ton nerveux et chaud : « – Autrefois, les oiseaux étaient blancs, tout blancs. Un matin, Corbeau et Harfang s’amusaient ensemble sous l’iglou. Comme chaque jour, ils jouaient avec les petits os d’une nageoire aux osselets inugait, un jeu que les Inuits aiment beaucoup. Ils disposaient les os sur le sol et les assemblaient, tantôt pour reconstituer la nageoire, tantôt pour représenter un traîneau avec des chiens ou un iglou et toute une famille. Mais les deux amis se lassèrent et décidèrent de changer de jeu : « – J’ai une idée ! Si on jouait à se peindre le plumage ! » proposa Corbeau à Harfang. « – Oh oui ! Ce serait très drôle ! Mais comment faire ? » Dans leur iglou, bien sûr, ils n’avaient pas de peinture sous la main. Mais Corbeau et Harfang étaient des oiseaux très malins. Ils mélangèrent la suie de la lampe à huile avec du gras de phoque et obtinrent ainsi une sorte de peinture noire très onctueuse. Ils la versèrent dans un petit récipient en pierre à savon. Leur nouveau jeu pouvait commencer ! C’est Corbeau qui se lança le premier. Il tira une longue plume de son aile gauche, la plongea dans la peinture noire, et se mit à l’ouvrage. Il s’appliqua tant et si bien qu’aujourd’hui, Harfang porte encore les magnifiques touches noires que Corbeau lui a peintes sur les ailes ! « – Ça y est! J’ai fini ! Tu peux maintenant te regarder dans la glace ! » Harfang s’approcha du bloc d’eau douce gelée qui dans l’iglou sert de fenêtre et de miroir. Il admira son reflet : ses nouvelles ailes, noires et blanches, lui plurent tout de suite. « – Oh, bravo ! » C’est magnifique ! Et pour remercier Corbeau, Harfang lui offrit une très belle paire de kamiik, les bottes inuit en peau de phoque. Corbeau les enfila et se mit à sauter de joie en criant : « – Merci ! Merci Harfang pour ce beau cadeau ! Je ne vais plus les quitter, elles sont vraiment très belles ! »
« – Bien, dit Harfang, mais maintenant, c’est à mon tour de te peindre. Calme-toi un peu, que je puisse moi aussi te dessiner un beau plumage. » Harfang tira à son tour une plume de son aile, la trempa dans le récipient de peinture noire et tenta de peindre les ailes de Corbeau. Mais Corbeau, fou de joie, continuait de sauter, de bouger, de danser avec ses nouvelles bottes. « – Arrête de bouger ! Comment veux-tu que je m’applique ? J’en mets partout! » Se plaignait Harfang. Mais Corbeau continuait de plus belle. Et plus Corbeau était joyeux, plus il dansait, et plus il dansait, moins Harfang réussissait à peindre de jolis motifs. Au bout d’un moment, excédé, Harfang prit le récipient plein de peinture noire et le renversa rageusement sur la tête de Corbeau. Depuis ce jour, les corbeaux sont noirs, tout noir. Hé, hé ! »

Et cette soirée se termine sur un immense éclat de rire de Mochè qui fait sursauter Bor et Lina.

(à suivre)
Esquisse (1)

. 7 – Mélina

Au matin en buvant son café bouillant, il revoit cette soirée chez Mochè avec Lina et Anja, le salopard de Mochè les avait bien manœuvrés. La soirée s’était terminée tranquillement, chacun avait reçu sa dose de Corvus. Bor aurait bien continué à écouter, mais Lina était fatiguée et il connaissait le caractère ferme et tranché de Mochè. Quand il s’arrête, il s’arrête, « Avant l’heure c’est pas l’heure, après l’heure c’est plus l’heure ! ». Bor avait porté Anja dans la petite Fiat de Lina, ils s’étaient quittés avec une petite bise sur les joues. Et avant de partir, par la fenêtre de la portière Lina lui avait rappelé : « De tes corbeaux ! Tu m’en parleras, éventuellement… Le moment venu ! ». Il avait acquiescé et était retourné chez Mochè en lui faisant un petit signe amical de la main.
Mochè l’attendait en haut de l’escalier avec un livre dans chaque main. Il lui remit d’abord un paquet de feuilles reliées par un serodo en lui disant : « Mes notes que tu pourras lire, là-dedans il y a de l’intelligence et du comportement social, très intéressant. ». Ensuite il lui remit avec plus de solennité un vieux livre broché et relié en maroquin, une fortune. Mochè ne lui dit rien sur le contenu du livre, mais lui signale avoir marqué les pages qui peuvent l’intéresser et avoir glissé une photocopie particulièrement enrichissante. Après une séparation difficile Bor reprit sa Gordini. A trois heures il était chez lui. Vautré dans la banquette du salon, en sirotant un plein verre de Calva, il avait fait défiler sa journée et toutes ces nouvelles connaissances sur les corvidés, impressionnant. Il s’était endormi là tout habillé.


Sur la table de la cuisine, il y a les deux documents que lui a confiés Mochè. Le premier, ses notes, avec pour titre écrit à la main en lettres gothiques « Corbeaux et Corneilles – Oiseaux de malheurs ? » et dessous « Mochè Luzzato ». Pour le deuxième, le titre intrigue Bor, « Œuvres Complètes de Voltaire – Tome XXV – Politique et législation ». Il y a effectivement deux gallons pour marquer les pages, un texte manuscrit y a été glissé entre les premières pages. S’il n’a pas rêvé, si ces visites oniriques s’avèrent réelles, si sa mémoire ne lui fait pas défaut, car il est conscient qu’avec ce qu’il enfile, ça ne doit rien arranger dans les neurones : Munnin et Hugin seront là demain soir, « Dans trois jours à l’heure où se couche le soleil, où s’éveille la nuit, où se lèvent les ténèbres, nous reviendront et nous te guiderons vers Le Pacte. » Il lui reste deux jours.

Il se sert un verre de Calva et tout en prenant le verre, avant de le porter à ses lèvres, il regarde le liquide ambré et se fait un début de morale. D’avoir revu ses deux amours, Lina et sa puce, lui a fait un choc. Et il se dit que, peut-être, éventuellement, hypothétiquement, possiblement, probablement, supposément, s’il arrêtait la boisson, ses adorables poupées reviendraient… peut-être. Elles lui manquent comme une partie de lui, arrachée, comme un arbre sans ses racines, comme un cœur sans sang. Abandonné dans son antre le paria, exclu le résidu, déshérité le maudit. Et subitement comme si on lui avait enfoncé une aiguille dans le cerveau, un électrochoc. Il se souvient de cette nouvelle de Maupassant « L’Ivrogne », que Lina avait enregistrée sur cassette et qu’elle lui avait offerte un lendemain de bringue. Il a envie de la réentendre immédiatement. Il se lève le Calva lui a fait du bien, un peu comme un verre de pétrole sur un feu moribond. Il va chercher le magnéto, le pose sur la petite table en formica qui se trouve face à son jardin, face au « Papa Meilland », hybride de Thé et à « l’Iceberg ». Puis il part à la recherche de la cassette, là c’est une autre histoire, enfouie qu’elle est dans le petit bibus en bois blanc qui sert de bibliothèque. Il la retrouve laissée là entre deux livres sur l’ésotérisme comparé que Lina a laissés. Il s’installe derrière la table, avec pour compagnons, le magnéto, les notes de Mochè, le litre de Calva normand à 80° donné par l’oncle Maurice, « du bio » se plaisait à dire Maurice.

Il enclenche la cassette en boucle et en même temps déroule les notes, ce qui lui fait un effet bizarre, cette voix tant aimée, en fond sonore de ce traité d’ornithologie. « … La mer démontée mugissait et secouait la côte, précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s’écroulaient avec des détonations d’artillerie. Elles s’en venaient tout doucement, l’une après l’autre, hautes comme des montagnes, éparpillant dans l’air, sous les rafales, l’écume blanche de leurs têtes ainsi qu’une sueur de monstres… ». « … Les corbeaux se signalent par certains comportements particulièrement intelligents. Deux facteurs ont favorisé le développement du cerveau de ces oiseaux au cours de l’évolution: la vie sociale et l’alimentation non spécialisée. ». « … L’ouragan s’engouffrait dans le petit vallon d’Yport, sifflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits, brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les rues de telles poussées de vent qu’on ne pouvait marcher qu’en se tenant aux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilles et jetés dans les champs par-dessus les maisons… ». Tout en écoutant ce texte qu’il connait par cœur et qui le vrille à chaque fois, Bor relit plusieurs fois les passages des notes de Mochè, qu’il découvre avec étonnement. « …Le corbeau se sert de petits rameaux ou de tiges qu’il recourbe en forme de crochets. Il fabrique aussi des outils à partir des feuilles du pandanus, une sorte de palmier dont les feuilles allongées et dures sont garnies de barbelures sur le rebord. En se servant de son bec, le corbeau les taille en forme de harpon. Ces outils se prêtent à divers usages, entre autres à déloger les insectes et autres larves cachées dans des endroits inaccessibles. Le Corbeau emporte ces outils d’un site de nourrissage à l’autre. ». « … Deux hommes restaient encore, les mains dans les poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collier de barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large, aux yeux bleus piqués d’un grain noir au milieu, ces yeux perçants des marins qui voient au bout de l’horizon, comme un oiseau de proie… ». Certaines anecdotes dégagent un léger sourire sur ses lèvres : « …bien des observations le prouvent et notamment celles qui permettent de voir des corbeaux ayant chapardé des noix, les laisser choir de haut sur une surface de rocher ou de béton pour en briser la coque, ou encore de les observer déposer des noix sous les roues des automobiles qui s’arrêtent aux feux rouges et les reprendre lorsque les voitures sont parties… »
Et le texte si terrible dit par Lina qui continue : « … Un d’eux disait: « – Allons, viens-t ‘en, Jérémie. J’allons passer l’temps aux dominos. C’est mé qui paye. ». L’autre hésitait encore, tenté par le jeu et l’eau-de-vie, sachant bien qu’il allait encore s’ivrogner s’il entrait chez Paumelle, retenu aussi par l’idée de sa femme restée toute seule dans sa masure. ».


Pourtant tout en écoutant et en lisant Bor a l’impression d’être observé. En effet il lève la tête et voit deux corbeaux voler au-dessus de sa maison, faisant de superbes arabesques dans le ciel. Puis, doucement, ils viennent se poser à la cime du chêne qui jouxte la terrasse. Il continue sa lecture : « … espèce très intelligente, capable de trouver rapidement des solutions à de nouveaux problèmes, le corbeau n’est pas un chasseur et se contente en général de se nourrir de ce qu’il trouve, c’est un omnivore pouvant jouer les charognards, sans chercher la bagarre avec ses rivaux de la chaîne alimentaire. Doué d’un caractère pacifique, accommodant et rationnel… ». « … Mathurin, son camarade, le tirait toujours par le bras. « – Allons, viens-t’en, Jérémie. C’est pas un soir à rentrer, sans rien de chaud dans le ventre. Qué qu’tu crains? Ta femme va-t-elle pas bassiner ton lit? » Jérémie répondait: « – L’aut’ soir que je n’ai point pu r’trouver la porte… Qu’on m’a quasiment r’pêché dans le ruisseau d’vant chez nous ! ».« … sachez que les corbeaux forment une société intelligente, bien organisée avec son conseil des sages, ses vielleurs, sa police, ses guerriers et ses juges. Tout cela n’est pas apparent à l’homme qui marche en regardant ses pieds. Mais il faut parfois lever les yeux vers le ciel. La connaissance est partout… ».

Lui aussi Bor lève les yeux au ciel et voit quatre autres oiseaux noirs qui après un superbe vol plané, viennent eux aussi se percher sur les plus hautes branches du chêne. Il entend déjà leurs croaillements murmurés. « … La salle basse était pleine de matelots, de fumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes sur les tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait de buveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et des dominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruit encore. Jérémie et Mathurin allèrent s’asseoir dans un coin et commencèrent une partie, et les petits verres disparaissaient, l’un après l’autre, dans la profondeur de leurs gorges… ». On ne sait si ce sont les mots du texte de Maupassant, l’habitude ou une furieuse envie de s’enivrer, mais Bor se sert un autre verre de Calva qu’il commence à ingurgiter par petites lampées. « … être intelligent aide les corbeaux à jouer de la politique au sein de leur groupe et à assurer leur domination. Par exemple, comprendre le rang des membres d’autres groupes aide les corbeaux à savoir à qui se confronter, avec qui faire équipe… ». Deux larmes perles à ses paupières, c’est le ton rude, amer et mordant de Lina qui continue : « … Puis ils jouèrent d’autres parties, burent d’autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant de l’œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et qui rigolait, comme s’il eût su quelque longue farce; et Jérémie engloutissait l’alcool, balançait sa tête, poussait des rires pareils à des rugissements en regardant son compère d’un air hébété et content… ».

Maintenant le chêne est couvert d’une bonne dizaine de corbeaux, spectateurs dissipés de cette farce grandiloquente d’ivrognerie. Les jacassements discrets donnent place à des graillements rauques et enroués. « … Le patron demanda: « – Eh ben, Jérémie, ça va-t-il, à l’intérieur? Es-tu rafraîchi à force de t’arroser? ». Et Jérémie bredouilla: « – Pus qu’il en coule, pus qu’il fait sec, là-dedans. ». Le cafetier regardait Mathurin d’un air finaud. Il dit: « – Et ton fré, Mathurin, ous qu’il est à c’t’ heure? ». Le marin eut un rire muet: « -Il est au chaud, t’inquiète pas. » Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posait triomphalement le double six… ». A travers ses larmes, il continue machinalement de lire, bien que cette lecture commence à l’ennuyer sérieusement : « …les corbeaux faisant partie d’une même troupe se querellent pour grimper dans la hiérarchie étant donné que les mieux placés ont accès à de la meilleure nourriture. Les mâles sont toujours mieux lotis que les femelles et les confrontations ont souvent lieu entre membres du même sexe… ». « … Mais soudain l’horloge suspendue sur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à un choc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec une sonorité de ferraille. Mathurin aussitôt se leva, comme un matelot dont le quart est fini: « – Allons, Jérémie, faut décaniller… ». « … ces altercations sont initiées par les corbeaux de haut rang, qui s’en prennent aux plus faibles en émettant un cri spécifique pour assurer leur domination. En règle générale, l’individu agressé répond par un bruit qui montre qu’il accepte cette supériorité sociale. Parfois, il arrive pourtant que l’oiseau ne se laisse pas faire et parvienne à gagner le duel qui s’ensuit, prenant la place du dominant… ». « … et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d’ivrogne. Il allait, d’instinct, vers sa demeure, comme les oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte… Alors il tapa dessus à coups de poing, appelant sa femme pour qu’elle vînt l’aider: « Mélina! Hé! Mélina! ». Comme il s’appuyait contre le battant pour ne point tomber, il céda, s’ouvrit, et Jérémie, perdant son appui, entra chez lui en s’écroulant, alla rouler sur le nez au milieu de son logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait sur le corps, puis s’enfuyait dans la nuit… ».

Et toujours ce fatras, ce fouillis, cette confusion de croassements gutturaux et rocailleux dans le chêne qui était maintenant noir de corvidés dissipés et braillards. Bor se resservit un verre de Calva pour affronter la fin de la nouvelle, il ne la connaissait que trop. « … Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu, dans une épouvante du diable, des revenants, de toutes les choses mystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faire un mouvement… Et il reprenait: « Dis-mé qui que c’était, Mélina, ou j’vas faire quéque malheur. ». Après avoir attendu de nouveau, il continuait, avec une logique lente et obstinée d’homme soûl: « C’est li qui m’a r’tenu chez ce fainéant de Paumelle; et l’autre soir itou, pour que je rentre point. C’est quéque complice. Ah! Charogne! ». Lentement il se mit sur les genoux. Une colère sourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons… »

Portés par le vent qui commence à souffler de gros nuages lourds et sombres envahissent les nues. Puis comme sous la baguette d’un chef d’orchestre l’arbre enveloppé de sa lourde chape noire de velours se tait et se fige. Bor en est arrivé à la fin des feuillets de Mochè qui se terminent ainsi: « … nous n’aurions pas imaginé qu’ils aient des comportements sociaux similaires à l’Homme. A leur manière, ce sont des animaux très évolués. Cela confirme tout le bien que l’on pense de ces oiseaux. En tout cas, ils sont loin de l’image de bête nuisible qu’on leur associe parfois. Pensez-vous que les corbeaux soient largement sous-estimés par l’Homme ? ». L’atmosphère est épais, étouffant. Plus un bruit et le regard impressionnant de ces centaines de corbeaux sur lui. « … Dis-mé qui qu’ c’était, Mélina, ou j’va cogner, j’te préviens! ». Il était debout maintenant, frémissant d’une colère foudroyante, comme si l’alcool qu’il avait au corps se fût enflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, la saisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedans le corps chaud de sa femme. Alors, affolé de rage, il grogna: « – Ah! t’étais là, saleté, et tu n’répondais point. ». Et, levant la chaise qu’il tenait dans sa poigne robuste de matelot, il l’abattit… ».
A ce moment Bor donne un méchant coup de point sur le magnéto qui tombe sur le sol. Bor beugle tel un animal blessé : « Ça suffit, merde Lina, ta gueule ! ». Cet éclat fait s’envoler la colonie de corbeaux dans un tonitruant tohu-bohu tapageur. Seuls deux d’entre eux restent un moment à la cime du chêne, observent d’un regard aigu la scène déchirante et après avoir oscillé la tête de droite et de gauche se laissent glisser de l’arbre en un superbe vol plané et partent vers le lointain.

(à suivre)
Esquisse (8)

. 8 – Genèse

Une pluie fournie se met à tomber. Bor rentre dans le salon avec ses livres et la bouteille « d’eau de feu ». Est-ce la fatigue, l’alcool, mais ses jambes ont du mal à le porter, il se laisse tomber sur la banquette et s’assoupit.


Vidé, brisé, fissuré, lézardé comme un vieux mur qui va s’écrouler, Bor a du mal à émerger. Au sol, reposent côte à côte, le livre en maroquin broché et relié « une fortune » de Voltaire, la feuille photocopiée que Mochè avait glissée dans le livre et la bouteille de Calva, presque vide, de tonton Maurice. Pour se donner du cœur à l’ouvrage Bor chauffe la machine en ingurgitant un nouveau verre d’alcool, puis saisit d’une main tremblante le feuillet. Le col de sa chemise déboutonné, Bor prend des poses de soûlards, une jambe étendue, un bras tombant, et de l’autre main vacillante il tient la feuille pour la lire. Ses yeux embués discernent en partie les mots, c’est dans un demi-brouillard éthylique qu’il réussit à déchiffrer le papier :
« Ancien testament par Jean-Frédéric Ostervald, premier livre de Moïse, la Genèse – chapitre 9 : les lois que Dieu donna après le déluge à Noé et au genre humain et plus particulièrement aux oiseaux (versets 1 à 11).
1. Et Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit : Croissez et multipliez et remplissez la terre.
2. Et que toutes les bêtes de la terre, tous les oiseaux des cieux, tout ce qui se meut sur la terre et tous les poissons de la mer vous craignent et vous redoutent, ils sont remis entre vos mains.
3. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira pour nourriture aussi bien que les légumes verts.
4. Toutefois, vous ne mangerez point leur chair avec leur sang et leur âme.
5. Car je redemanderai vos âmes, je les redemanderai de la main de toutes les bêtes et de la main de l’homme.
6. Quiconque répandra le sang humain, on répandra le sien, car l’homme est fait à l’image de Dieu…
7. Vous donc, croissez, multipliez ; croissez en toute abondance sur la terre et multipliez sur elle.
8. Dieu parla aussi à Noé et à ses fils qui étaient avec lui, disant :
9. Et quant à moi, voici, j’établis un pacte avec vous et avec votre postérité.
10. Et avec tout animal vivant qui est avec vous, tant des oiseaux que des animaux domestiques, toutes celles qui sont sorties de l’arche.
11. J’établis donc mon pacte avec vous et nulle chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge et il n’y aura plus de déluge pour détruire la terre. »

Bor relit une fois, deux fois ces quelques lignes, mais n’y comprend rien et ne voit pas le lien avec sa quête sur les corbeaux. Pour s’éclaircir les idées, il reprend un petit gorgeon de Calva à même la bouteille, pose la bouteille à proximité de lui et croise les mains derrière sa nuque. Mais, il sent une présence prêt de lui et voit la bouteille disparaître derrière la banquette, il va pour la rattraper, à ce moment sa main touche une petite tête toute frisée, toute douce et il entend le glouglou caractéristique du buveur de bouteille. « – Alors ça, mon ami Délirium! S’exclame-t-il, rempli de bonheur, tu es là, tu es revenu, je ne comptais plus te revoir. ». « – On ne peut pas dire mais tu es tranquille Bor, cool ! Alors que ta bouteille est presque vide, heureusement que je suis arrivé à temps. ». Et Bor entend que l’on sirote dans son dos. Il tend le bras pour caresser la petite tête de Délirium, mais sa main tombe sur la bouteille de Calva. Il la prend. « – Heureusement que je te l’ai remplie, dit la petite voix, tu deviens flemmard Bor, même plus le courage de remplir les cartouches ? ». Et Bor de lui répondre : « Que ferais-je sans toi cher Délirium, toujours là au bon moment, tu es mon sauveur ». Et tout caressant, tendre, câlin, il arrache le bouchon de la bouteille pleine avec ses dents et boit au goulot une longue rasade, puis tournant légèrement la tête vers l’arrière de la banquette, il dit à la fripouille qui s’y cache : « – J’étais un peu perdu mon petit camarade, tu vas pouvoir m’aider. Je viens de lire ce papier. Mais qu’est-ce que viennent faire la Bible, la Genèse dans mon histoire, j’ai toujours été agnostique, voire complètement athée, que vient foutre le Bon Dieu dans ma vie, nom de Dieu de merde, je me le demande ! ». « – Du calme, du calme Bor. Mon ami, je ne te ferai pas la morale, loin de moi cela, mais lorsque tu es à jeun, tu ne comprends rien, tu ne vois rien, j’étais là depuis un moment et tu ne me voyais même pas, bougre d’idiot, il ne faut pas rester à jeun longtemps c’est dangereux ! ».


La voix de Délirium est douce aux oreilles de Bor, enfin un vrai ami, quelqu’un qui le comprend, qui ne lui met pas de bâtons dans les jambes, un poteau, un frère. Bor sur sa banquette se détend, il se décontracte, il est presque bien. Puis la petite voix de Délirium, reprend, calme, tranquille, chantante à l’oreille de Bor : « – Comme tu es mon meilleur ami, je vais te donner une première piste, relis attentivement le texte, il y a un mot, un mot qui va te rappeler les derniers mots de Munnin et Hugin, mais surtout pense à boire, c’est une question de lucidité ». Bor boit, puis relit le texte. Et sur le champ, le mot lui saute aux yeux : Pacte. Ce texte c’est le Pacte de Dieu avec les hommes, avec les animaux, avec les oiseaux. Un pacte irréalisable, mal foutu. C’est quoi « user sobrement des créatures dont Dieu nous a accordé l’usage » ? A ce moment la petite voix maline, roublarde de Délirium reprend suave et malicieuse !

« – Mais le vieux Mochè t’a donné un livre, une fortune parait-il, et tu n’y as même pas jeté un œil, tu baisses Bor, il faut que je te reprenne en mains et sérieusement mon ami. Pour t’éviter des recherches, il a même marqué les pages. Tous tes amis t’assistent, t’aident et toi tu fais quoi ? Tu pleures en écoutant Lina, tu ferais mieux de boire un peu plus. » Bor boit, tourne le premier marque-page du livre de Voltaire et lit :
« … nous remarquerons ici qu’il est dit que Dieu fit une alliance avec Noé et avec tous les animaux; et cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie et mouvement; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu’on se nourrisse… Genèse (chapitre IX, verset 4).
On peut inférer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l’antiquité a toujours pensé jusqu’à nos jours, et ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n’ont point de sentiment ; mais il en fait un avec les animaux, qu’il a daigné douer d’un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, et de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C’est pourquoi il ne veut pas qu’on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu’en effet le sang est la source de la vie, et par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C’est donc avec très grande raison que l’Écriture dit en cent endroits que l’âme, c’est-à-dire ce qu’on appelait l’âme sensitive, est dans le sang ; et cette idée si naturelle a été celle de tous les peuples… »


Bor commence à comprendre les différents liens entre toutes ces informations, mais sa place à lui dans tout cela ? Le malicieux Délirium, une nouvelle fois vient à son aide et d’une voix éthérée : « – Tu vois Bor, Voltaire a mis le doigt où ça faisait mal, aux oiseaux surtout. Ils sont cités plusieurs fois dans les paroles de Dieu. Et Voltaire, comme Dieu d’ailleurs, laisse supposer qu’ils possèdent la connaissance, les sentiments, qu’ils sont habités par une âme… et que surtout, surtout le pacte de Dieu entre les hommes et les animaux, les corbeaux en ce qui te concerne, n’est pas respecté, le Pacte de Dieu n’est pas respecté. Mais avant que je ne te quitte, lis donc le dernier texte de Voltaire que t’a indiqué Mochè. Tu t’assèches, on parle, on parle et tu ne bois pas. Ne t’inquiète pas le Calva ne manque pas, j’en emporte toujours quand je viens te voir, je sais très bien que tu te retrouves toujours à court. »

Bor boit, tourne le deuxième marque-page du livre de Voltaire et lit : « – Dialogue extrait du conte: la Poularde et le Chapon.

La Poularde
– Que la gourmandise a d’affreux préjugés ! J’entendais l’autre jour, dans cette espèce de grange qui est près de notre poulailler (l’église), un homme qui parlait seul (le curé) devant d’autres hommes qui ne parlaient point (les fidèles) ; il s’écriait que « Dieu avait fait un pacte avec nous et avec ces autres animaux appelés hommes ; que Dieu leur avait défendu de se nourrir de notre sang et de notre chair ». Comment peuvent-ils ajouter à cette défense positive la permission de dévorer nos membres bouillis ou rôtis ? Il est impossible, quand ils nous ont coupés le cou, qu’il ne reste beaucoup de sang dans nos veines ; ce sang se mêle nécessairement à notre chair; ils désobéissent donc visiblement à Dieu en nous mangeant. De plus, n’est-ce pas un sacrilège de tuer et de dévorer des gens avec qui Dieu a fait un pacte ? Ce serait un étrange traité que celui dont la seule clause serait de nous livrer à la mort. Ou notre créateur n’a point fait de pacte avec nous, ou c’est un crime de nous tuer et de nous faire cuire, il n’y a pas de milieu.
Le Chapon
– Ce n’est pas la seule contradiction qui règne chez ces monstres, nos éternels ennemis (les Hommes). Il y a longtemps qu’on leur reproche qu’ils ne sont d’accord en rien. Ils ne font des lois que pour les violer et, ce qu’il y a de pis, c’est qu’ils les violent en conscience. Ils ont inventé cent subterfuges, cent sophismes pour justifier leurs transgressions. Ils ne se servent de la pensée que pour autoriser leurs injustices, et n’emploient les paroles que pour déguiser leurs pensées. Figure-toi que, dans le petit pays où nous vivons, il est défendu de nous manger deux jours de la semaine : ils trouvent bien moyen d’éluder la loi ; d’ailleurs cette loi, qui te parait favorable, est très barbare ; elle ordonne que ces jours-là on mangera les habitants des eaux : ils vont chercher des victimes au fond des mers et des rivières. Ils dévorent des créatures dont une seule coûte souvent plus de la valeur de cent chapons : ils appellent cela jeûner, se mortifier. Enfin je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer une espèce plus ridicule à la fois et plus abominable, plus extravagante et plus sanguinaire. »


L’espiègle Délirium, d’une voix séraphique : « – Tu vois je te disais bien, le Pacte de Dieu n’est pas respecté. Voltaire a la religion en horreur, et il ne le cache pas ! Dans ce dialogue, il blâme la religion et les hommes, leurs comportements et leurs mœurs. ». « – Ah! Merci cher petit fripon, pour cet aide, tu n’es pas du genre à laisser tomber un vieil ami, surtout quand le manque se fait sentir. » Éructe Bor dans un rot, en vidant la bouteille d’un trait. « – C’est normal, je suis ton autre toi, conclut Délirium, angélique. ». « – Ton autre moi ? Mais alors je suis toi ou bien toi tu es moi ? » Délirium n’est plus là, Bor s’écroule de tout son long sur le sol, inanimé, les yeux hagards.

(à suivre)
Bor (6c)