. 9 – Le Pacte

Bor reste inconscient toute la nuit et une bonne partie de la journée. Au soir « à l’heure où se couche le soleil, où s’éveille la nuit, où se lèvent les ténèbres » Bor est prêt assis devant son jardin. Sur la petite table en formica bleue ciel, reste sa tasse de café, il en est à son dixième, une putain de barre à la tête. Dure journée que celle d’hier, il ne se souvient pas de tout ce qui s’est passé : les notes de Mochè, la Genèse, le Pacte de Dieu avec les oiseaux non respecté par les hommes, et puis plus rien, le vide.

A l’heure prévue, Munnin et Hugin sont là. Ce n’était donc pas un rêve. Comme à l’habitude Munnin prend la parole le premier : »- Bonsoir Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin, nous sommes là, nous savons que tu t’es largement documenté sur notre espèce, c’est bien. ». Hugin enchaîne : « – Tu vas nous suivre sur le lieu du Pacte, cette petite balade nocturne te fera le plus grand bien, tu n’as pas l’air dans ton assiette. Suis-nous. » La façon dont Hugin avait prononcé ces derniers mots ne demandait pas de réponse, autoritaire, ferme et tranchée. Les deux corbeaux s’envolent lui montrant le chemin. Bor suit. Ils se dirigent vers la forêt, vers l’ancien cimetière, vers l’église abandonnée, à un quart d’heure de marche de chez lui. Il aimait bien emmener Anja dans cet endroit pour lui conter des histoires, elle était très impressionnée, mais aimait beaucoup. Les deux guides semblent pressés, ils volent sur une centaine de mètres en rasant le sol puis ce perchent sur une branche et attendent que Bor les rejoignent. Ne trouvant pas que Bor avance suffisamment vite, ils l’encadrent, un devant l’autre derrière et le poussent à presser le pas.


Il connaît bien le lieu de l’ancien cimetière, bouleversant au coucher du soleil. Un cimetière fané, pisseux, tombé en désuétude. Dans cet enclos vénérable, planté en ancien jardin à la française, les allées rectilignes bordées de buis, de thuyas, de houx encadrent quelques vieilles tombes. La moisissure, les lichens et la mousse envahissent ces sépultures abandonnées depuis longtemps. Quelques croix rouillées persistent à se tendre vers le ciel. Quelques vases fatigués, désertés par les fleurs, attendent. Entre les tombes, l’herbe très haute confirme le renoncement et l’abandon de ce lieu sacré. Le crépuscule y est tragique et lugubre. Munnin et Hugin perchés sur une croix indiquent avec leur bec la direction de l’église abandonnée. Bor la connaît bien cette église, malgré son athéisme aigu, il s’est toujours intéressé à ces architectures, œuvres éternelles du compagnonnage et des hommes, il y a de l’humain là-dedans. Les deux ordonnateurs rentrent les premiers dans la nef unique à deux travées et viennent se jucher de part et d’autre d’un lutrin doré disposé dans le chœur. Les deux impétrants semblent attendre un évènement qui ne saurait tarder. Munnin s’adresse à Bor : « – Nous sommes un peu en avance Bor, nous te demandons de patienter. ». Hugin renchérit « – Et crôâ, crois bien que tu ne le regretteras pas. » Bor contemple encore cet édifice en croix latine terminé par un chevet plat datant du XIIIe siècle. Église commencée, inachevée, saccagée, pillée et ruinée dont l’évêque autorisa en 1708 la vente des pierres et des matériaux tombés sur le sol. Donc aujourd’hui une église nue, à ciel ouvert, in-naturabilis… mais d’une beauté infinie pour les amateurs de Pierres.

Bor en est là de ses réflexions quand quelques corbeaux viennent se percher sur les colonnes du transept d’en face. Ils siègent de manière éparse du faîtage aux hautes fenêtres et entre les restes de gargouilles gothiques. Bientôt, les becs noirs recouvrent tous le tympan et les linteaux dont on ne perçoit plus les pierres en tuffeau. Il est rare de voir une telle densité de population concentrée sur un espace aussi restreint. En dessous de leurs pattes crochues d’où ils s’agglutinent sur des voussures sculptées, comme des raisins noirs sur une grappe, ils observent Bor qui n’a pas bougé, figé, sidéré au milieu de la nef. Des cierges que Bor n’avait pas remarqués en rentrant ont été disposés de part et d’autre de la nef, dans le transept et dans l’abside. Des assistants les allument avec de petites torches qu’ils tiennent dans leur bec. L’église prend une tournure magique, remplie de mystère et de féérie. Les ombres projetées, gigantesques des cervidés, donne au lieu un caractère surnaturel et noble. Les oiseaux arrivent en nombre pour assister à la scène. On trouve là une tribu de grand-corbeaux venue de contrés lointaines et sauvages. Plusieurs corbeautières de corbeaux freux qui se sont déplacés avec leurs colonies. D’innombrables choucas des tours, facilement reconnaissable à leur cri typique un « chjak » sonore, haut-perché et presque métallique. Une foultitude de Corneilles au plumage entièrement noir avec des reflets verdâtres sur les ailes et violacés sur la tête. Des geais des chênes, des pies de toutes les familles, pies bavardes, pies des bois, pies vagabondes, pies à capuchon au bavardage criard. Ces dernières espèces donnent une note de couleur dans ce camaïeu de noir. Venus de partout, ils sont des milliers, rassemblés dans cette petite église, comme si la Nature voulait prévenir d’un évènement imminent. Comme si des forces mystérieuses poussaient tous ces corvidés vers un but majeur: sauvegarder leur humanité, afin de la préserver avant qu’il ne soit trop tard. Les troupes réunies au complet discutent en un langage sonore et gestuel. Chaque individu semble raconter ses péripéties, son voyage, ses rencontres et fait un compte rendu exhaustif de sa journée. Certains groupes très joueurs, se regroupent et transforment vite l’espace saint en cour de récréation très bruyante. D’étranges bavardages débités dans un répertoire choisi de sons insolites. Une large palette qui va du timbre cristallin des cloches, à des sonorités plus mates, plus chaudes, pleines, cuivrées. Et ça raille, et ça croaille, et ça croasse, et ça craille et ça graille en un tapage infernal, en un boucan endiablé, en un vacarme sulfureux… un ramdam satanique.

Soudain à un moment précis Munnin et Hugin poussent une suite d’onomatopées qui se terminent par un long cri. L’ensemble de l’auditoire cesse immédiatement tout bruit, un silence absolu fait place à la cacophonie précédente. Puis les deux officiants poussent une sorte de longue plainte, reprise en un chœur éclatant par l’ensemble de la population de corbeaux. Sur ce chant aérien, divin, céleste, deux oiseaux à la taille impressionnante, deux grands corbeaux que Bor avaient remarqués sur un chapiteau, apportent, glissé dans leur bec un livre doré. Ils déposent le grimoire sur le lutrin où Munnin et Hugin sont toujours perchés. Peu à peu le chant se transforme en une profonde respiration, une pulsation rythmée comme l’expression d’un cœur. Le chœur cesse. Munnin en maître de séance prend la parole. « – Hermanos, Frères, Confratelli, Brothers, Brüder, Fratres… Pour nous les Corbeaux, nous les Passeurs, nous les Messagers entre les humains, les animaux, les oiseaux et toutes les forces, une longue quête s’achève aujourd’hui. Mon homélie s’adresse plus particulièrement aux humains. Les oiseaux ont toujours été des messagers, car ils peuvent apporter aux forces du Monde, aux Hommes, les informations venant de l’autre côté du masque. Ce sont surtout les petits oiseaux qui accomplissent cette tâche. Ils ont plus de facilité à approcher les humains physiquement que nous, les Corbeaux. Si nous venions frapper à la fenêtre des maisons, combien seraient certainement effrayés. Notre rôle est de transmettre des informations de l’immensité cosmique vers la Terre à l’Humanité. Par notre couleur noir foncé et nos becs puissants nous effrayons parfois. De temps à autre nous nous laissons apprivoiser par certains humains, et c’est toujours dans le but de pouvoir communiquer des enseignements, même si l’Homme n’en est pas conscient. Cependant, en général notre espèce se tient un peu à l’écart, et nous ne recherchons pas physiquement le contact, c’est plutôt au niveau de l’esprit que nous voudrions toucher les Mortels. Humains, acceptez notre présence, car nous essayons de vous aider. ». Puis s’adressant à Bor : « – Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin, approche ! ».

Bor impressionné par ce cérémonial avance doucement vers Munnin, fasciné par le grimoire et les deux imposants corbeaux qui le retiennent. Munnin continue : « – Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin, tu es sur le point de vivre un grand changement. Cela veut dire que tu vas cheminer au sein du Grand Mystère, sur une autre voie. La puissance de l’inconnu est à l’œuvre et quelque chose de spécial va se produire. ». Hugin à son tour prend la parole : « – Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin, le Corbeau, c’est le messager du vide, ce grand trou noir qui détient toute l’énergie de la force créatrice. Le vide c’est le Grand Mystère qui existe avant que toute chose ne recommence. Nous sommes les gardiens des rituels de magie et de la guérison du monde. ». Dans l’assistance, pas un bruit, pas un mouvement, pas une plume ne bouge. Munnin enchaine : « – Avec toi, Bor fils de Bùri et père d’Odin, nous guiderons la magie de la guérison, nous dirigerons le changement qui amènera une nouvelle réalité et qui fera disparaître malaises et maladies entre nos deux peuples. Nous allons signer ce nouveau Pacte, qu’il y a un temps considérable Dieu dicta à Noé. Pacte qui n’a jamais été suivi et qui est tombé dans l’abandon et la désuétude jusqu’à cet aujourd’hui jour mémorable. « . Puis s’adressant aux deux grands corbeaux assesseurs : « – Assesseurs ouvrez le grimoire. ». Subitement Bor se souvient de la veille de sa lecture du texte de la Genèse et des commentaires violents de Voltaire. Malgré la situation assez extravagante dans laquelle il se trouve, tout lui devient plus clair. Les Corbeaux l’ont choisi comme représentant du genre humain. Les assesseurs ouvrent tranquillement l’énorme manuscrit tout en dorures. Un authentique vélin aux admirables lettres gothiques et splendides enluminures.

Munnin lit alors d’une voix forte et distincte ponctuée de longues respirations : « – Moi Bor, dieu des temps anciens, fils de Bùri et père d’Odin en ce jour du XXIe siècle, devant notre Déesse mère la Terre, notre Dieu l’Univers et par-devant les corvidés, corvidae, du latin Corvus représentant les cinquante espèces connues, je fais alliance avec les Guides des Corbeaux Munnin et Hugin, – Munnin la mémoire, capable de voir le passé, Hugin l’esprit, capable de prédire l’avenir, depuis très longtemps messagers, gardiens et prophètes du dieu Odin – et tous les représentants de leur peuple. Je leur promets aide, assistance en toutes circonstances. Je promets de ne jamais commettre le moindre acte néfaste contre le peuple corbeau. Je promets chaque fois que cela me sera possible d’intervenir auprès de toute personne ou animal qui attentera à la sécurité ou à la vie de ce peuple ami. Il faut veiller à entretenir l’alliance par de la nourriture en hiver par exemple. En échange, les Guides Corbeaux, Munnin et Hugin doivent faire savoir et connaître le présent pacte afin qu’en toutes circonstances le peuple corbeau me prête aide et assistance, me prévienne de tous dangers, se charge de toute mission destinée à me préserver moi et ceux que j’aurai désignés. » A ce moment Munnin fait une longue pause, un silence de plomb règne dans la petite église. Puis l’assemblée des corvidés, des milliers, se mettent à voler dans tous les sens, piaillant, jacassant, braillant à qui mieux mieux, comme un immense bravo, une énorme acclamation, une prodigieuse ovation. Enfin ils reprennent leur place initiale et se figent à nouveau.

Hugin reprend le contrôle : « – Maintenant, il faut signer le manuscrit, poser la main droite sur le manuscrit, lever la main gauche à l’assistance et dire : « Dieux des vents, Force du soleil, puissance de la Lune. Portez sur toute la planète la teneur de ce pacte qui sera valable tant que ma vie terrestre durera. ». Baisser la main gauche et imiter le croassement du corbeau, l’assistance fera la même chose. Au bout de quelques minutes lever la main droite pour signaler la fin du rituel. ». Bor prend la plume noire que lui tend l’un des assesseurs, la trempe dans l’encre d’or de l’encrier que lui tend le second assesseur et signe le Pacte. Puis réalise le rituel comme le lui a demandé Hugin. Le rituel n’est pas sitôt terminé qu’en quelques secondes, tout disparaît. Les multitudes de corbeaux, envolées, plus de cierges, le lutrin et le Pacte disparus.

Bor reste seul dans le vaisseau, à la croisée du transept, abasourdi, médusé, baba. Il lève la tête, admire le ciel étoilé tendu au-dessus de sa tête. En se retournant, dans l’espace vide du tympan il aperçoit quatre yeux brillants perchés sur un corbeau sculpté en sailli, qui le scrutent et semblent l’attendre.

(à suivre)
Esquisse (9)